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– Vous reverrai-je ?

– Si le besoin s’en fait sentir ou si vous apprenez quelque chose d’intéressant, venez me voir au palais Rothschild. Je compte y rester quelques jours.

Après avoir mis Aronov en voiture, Morosini hésita un instant sur ce qu’il allait faire. Pas se coucher. Il n’avait pas la moindre envie de dormir.

Levant la tête, il vit le ciel presque dégagé : deux ou trois courageuses étoiles y clignaient de l’œil. Le chasseur de l’hôtel, voyant qu’il s’attardait sur les dernières marches, lui proposa une voiture.

– Ma foi non, dit-il. Je préfère marcher un peu en fumant un cigare. Veuillez aller chercher au vestiaire du restaurant ma cape et mon chapeau...

Quelques minutes plus tard, Aldo déambulait dans Käerntnerstrasse au pas paisible d’un fêtard attardé qui avait choisi de respirer l’air vif de la nuit afin de dissiper les vapeurs de l’alcool. Déserte à cette heure – la tour de la cathédrale Saint-Etienne sonnait deux coups – la grande artère luxueuse brillait de mille éclats comme l’intérieur d’une grotte magique... Aussi, en tournant le coin de Himmelpfortgasse, beaucoup moins bien éclairée, Morosini eut-il l’impression de pénétrer dans une faille entre deux falaises. Ici et là, une lanterne pâle permettait tout juste de ne pas se tordre les pieds sur les pavés qui devaient dater de Marie-Thérèse. Celles du palais Adlerstein étaient éteintes.

S’enveloppant de sa cape dans le meilleur style espagnol, ce qui le rendit à peu près invisible, Morosini se rencogna dans le renfoncement d’un portail et se plongea dans la contemplation de la maison muette. Aveugle aussi : aucun rai de lumière ne filtrait des volets clos.

Il resta là un bon moment, cherchant comment pénétrer le secret de cette façade austère qui, dans la nuit, devenait sinistre avec les formes imprécises et convulsées des atlantes soutenant le balcon mais, au bout d’un moment, il en eut assez, se jugea ridicule et regretta d’avoir sacrifié un bon cigare. Mystérieuse ou pas, la dame aux dentelles noires devait reposer du sommeil du juste à cette heure, alors que lui commençait à avoir froid aux pieds. Le seul, le meilleur moyen d’investigation était encore de voir sans retard la comtesse von Adlerstein. Si elle n’était pas à Vienne, il irait la rejoindre dans son château alpestre et voilà tout !

Il allait quitter sa retraite quand le grincement d’une lourde porte retint son mouvement : le grand portail du palais était en train de s’ouvrir, libérant le double pinceau des phares d’une voiture qui sortit dès qu’elle eut le passage libre. Morosini vit une grosse limousine de couleur sombre. A l’intérieur, un chauffeur en livrée et trois personnes difficiles à distinguer mais Morosini aurait gagé son âme immortelle que deux d’entre elles étaient la dame inconnue et son garde du corps. Une malle et plusieurs bagages étaient attachés à l’arrière. L’observateur n’eut pas l’occasion d’en apprendre davantage : franchissant en souplesse le léger cahot du ruisseau, la puissante voiture tourna à gauche, gagna le Ring voisin et disparut tandis qu’une invisible main s’empressait de refermer le portail.

De toute évidence, l’inconnue quittait Vienne et Morosini ne voyait aucun moyen de savoir, dans l’immédiat, où elle se rendait, mais le fait qu’elle choisissait de voyager de nuit n’était pas pour dissiper les brumes qui l’entouraient.

Plutôt perplexe, Aldo quitta son poste d’observation et, à grands pas cette fois, se mit en devoir de rejoindre son hôtel. Il n’avait pas encore tourné le coin de la rue qu’un homme vêtu lui aussi d’un habit de soirée, mince, vif et un peu plus petit que lui, quittait une autre encoignure, se plantait un instant au milieu de la ruelle, indécis visiblement sur ce qu’il convenait de faire puis, avec un haussement d’épaules agacé, prenait ses jambes à son cou et s’élançait sur les traces du prince-antiquaire.

Le lendemain matin, lorsqu’il eut achevé sa toilette, Aldo s’installa devant le petit bureau de sa chambre puis, dédaignant le papier à lettres de l’hôtel, prit l’une de ses cartes personnelles et écrivit quelques mots fort respectueux à l’intention de Mme von Adlerstein, la priant de bien vouloir lui accorder une entrevue « pour affaire importante », cacheta l’enveloppe, enfila son imperméable et ses gants – le temps hésitait entre des accumulations de nuages gris et des sautes de vent qui s’efforçaient de les chasser ! – enfonça une casquette de tweed sur sa tête et reprit la direction de Himmelpfortgasse avec la ferme intention de se faire enfin ouvrir une porte si capricieuse.

Elle s’ouvrit, et il se retrouva en face de l’homme au costume traditionnel déjà rencontré la veille.

Celui-ci le reconnut aussitôt mais n’en eut pas l’air plus heureux pour cela. Cette fois, la glace ne fondit pas et même un léger froncement de sourcils vint s’y ajouter :

– Votre Excellence aurait-elle oublié quelque chose ?

– Que pourrais-je bien avoir oublié ? fit avec hauteur Morosini qui n’aimait pas les domestiques insolents. Je ne crois pas être entré dans cette maison ?

– Je me suis mal exprimé et prie Votre Excellence de m’en excuser. Je voulais dire : auriez-vous oublié de me dire quelque chose ?

– Du tout. Je vous avais annoncé un message : le voici !

– Certes, mais ne devait-il pas être porté par un chasseur du Sacher ?

– Peut-être, mais j’ai décidé de l’apporter moi-même et je ne vois pas bien la différence que cela peut faire pour vous ? Soyez bon de veiller à ce que la comtesse von Adlerstein ait cette carte au plus vite...

– Dès que Mme la comtesse sera de retour, je la lui remettrai sans faute !

– Mais avez-vous au moins une idée de la date de ce retour ? Il s’agit d’une affaire plutôt urgente.

– J’en suis tout à fait désolé mais il faudra que ce message l’attende.

– Ne pouvez-vous au moins le lui faire suivre ?

– Si Votre Excellence est pressée, le plus court est encore de laisser la lettre ici : Madame ne saurait tarder longtemps...

La moutarde commençait à monter au nez de Morosini, avec la nette impression que le pompeux personnage se moquait de lui. D’abord, il ne lui avait même pas permis de franchir le vantail découpé dans le portail qu’il maintenait fermement. En outre, cette espèce de dialogue surréaliste qu’il venait de lui imposer était ridicule. D’un geste vif, Morosini enleva sa carte de la main de l’homme et la fourra dans sa poche.

– Tout compte fait, je la reprends. Votre bonne volonté est tellement touchante que je m’en voudrais d’en abuser davantage...

Surpris par la rapidité du geste et la rudesse du ton, le cerbère recula suffisamment pour que l’importun pût avoir un aperçu de la cour intérieure. Il vit alors une petite voiture basse, rouge vif, gainée de cuir noir, qui lui rappela si fort celle de Vidal-Pellicorne qu’il voulut l’observer de plus près et tenta de bousculer le gardien, mais l’autre tenait bon :

– Hé là ! Où prétendez-vous aller comme ça ?

– Cette voiture ? A qui est-elle ? Tout de même pas à la comtesse ?

Il voyait mal, en effet, une noble dame déjà âgée se faisant véhiculer par un engin où le confort était plus proche des noyaux de pêche que du duvet.

– Et pourquoi pas ? Je vous en prie, monsieur, allez-vous-en si vous ne voulez pas que j’appelle à l’aide. En l’absence de notre maîtresse, vous n’avez rien à faire ici !

En dépit de la vive colère qui s’était emparée de lui, Morosini n’en remarquait pas moins que les formes de respect venaient de disparaître du langage du bonhomme. Il n’insista pas. C’eût été stupide de faire un scandale pour si peu de chose. Adalbert ne pouvait avoir l’exclusivité des petites Amilcar rouges à coussins noirs – il était sûr de la marque – avec des roues à rayons.