– Vous avez raison, soupira-t-il. Excusez-moi, mais j’ai bien cru reconnaître l’automobile d’un ami...
Tandis que l’autre refermait le portail derrière lui, il s’éloigna, sans parvenir à s’arracher de l’esprit l’idée qu’il avait effectivement vu la voiture d’Adal. D’autant plus que sa mémoire photographique lui restitua soudain un détail : les deux premiers chiffres du numéro minéralogique – les autres étant cachés par le seau d’eau du valet occupé à laver la voiture – étaient un 4 et un 1. Or, le numéro d’Adalbert était 4173 F... C’était tout de même troublant !
Partagé entre l’envie de camper nuit et jour devant cette maison pour voir qui en sortirait et le désir d’aller déjeuner – il n’avait avalé ce matin qu’une tasse de café ! –, Aldo hésita un moment sur le parti à prendre. La faim l’emporta et aussi la sagesse : monter la garde en plein jour et dans une rue aussi étroite, c’était aller au-devant d’ennuis sérieux. Le dévoué domestique de la comtesse serait capable d’appeler la police et de le faire embarquer. Il pourrait revenir plus tard, sous un autre aspect. D’ailleurs, une idée lui venait.
Il repartit en direction de Käertnerstrasse qu’il traversa, emprunta Plankengasse et gagna le Kohlmarkt sans avoir remarqué, tant il était préoccupé, le jeune homme blond, plutôt bien habillé, qui, en le voyant sortir, se hâta de replier le Wïenertagblatt qu’il lisait avec application en amont du palais Adlerstein et de lui emboîter le pas à distance convenable.
L’un derrière l’autre, ils se rendirent ainsi chez Demel qui était à Vienne une manière d’institution, parce que c’était à la fois le dernier café ancien régime – la maison avait été fondée en 1786 – et un prodigieux pâtissier-confiseur. Demel avait été jusqu’à la chute de l’empire le fournisseur attitré de la Cour et il était possible d’y déjeuner le plus agréablement du monde.
L’entrée qui se situait à deux pas de la Hofburg était discrète, presque confidentielle, mais la simple porte à double battant et à va-et-vient en verre gravé ouvrait sur le palais de Dame Tartine : une vaste salle en L dont le fond de la première branche était tapissé par un gigantesque buffet d’acajou couvert des célèbres gâteaux de la maison et aussi de mets salés – foie gras, vol-au-vent, bœuf en croûte, aspics et canapés en tout genre – permettant de combler le plus vaste appétit. L’autre branche du L se scindait en deux salles meublées de tables à dessus de marbre mais on ne pouvait fumer que dans une seule. Le reste du décor se composait d’un carrelage ancien, de miroirs d’époque et de candélabres en appliques.
Après avoir fait son choix devant le buffet – saumon sauce verte, bœuf en croûte et quelques gâteaux – et l’avoir confié à l’une des serveuses en uniforme noir et blanc, Morosini choisit une table dans un coin de la salle « fumeurs » et accepta le journal, déployé sur un cadre d’osier comme un grand papillon, que l’on offrait aux clients pour leur faire passer le temps en attendant la commande. Cependant, il ne le lut pas, préférant se laisser imprégner par une atmosphère qu’il avait toujours trouvée amusante. La salle s’emplissait d’habitués qui se saluaient, peuplant l’air ambiant de ces titres interminables affectionnés par les Autrichiens et dont la base était toujours Herr Doktor, même quand il ne s’agissait pas d’un médecin, Herr Direktor, Herr Professor, mais dont certains pouvaient atteindre les dimensions d’une véritable litanie.
Son suiveur s’étant établi à une table juste en face de lui, il ne pouvait plus éviter de le remarquer. D’autant que le jeune homme le fixait avec une attention si soutenue qu’elle en devenait insolente.
Un peu agacé mais n’ayant aucune envie de chercher noise à cet inconnu dont la coiffure évoquait un toit de chaume inégal, Morosini s’abrita derrière le journal jusqu’à ce qu’on lui apporte son déjeuner auquel, ensuite, il se consacra. Un bref coup d’œil lui avait appris que l’autre en faisait autant mais en privilégiant les macarons à la confiture, les Strudel et les Schlagober, dont il avala une incroyable quantité, le tout à une vitesse de courant d’air, ce qui fait qu’il en eut fini quand Aldo entamait seulement son bœuf.
Sa troisième tasse de café avalée, le jeune goinfre prit un temps de réflexion au cours duquel son humeur ne s’arrangea pas. Il devint tout rouge, cependant que ses sourcils se fronçaient au point de se rejoindre. Enfin, il se dressa de toute sa taille, enfonça sur son chaume son chapeau de feutre vert orné d’un blaireau et marcha droit sur Morosini.
– Monsieur, articula-t-il, je n’ai pas grand-chose à vous dire, sinon ceci : laissez-la tranquille !
Aldo leva le nez de sa Spanische Windtorte pour considérer l’arrivant :
– Monsieur, fit-il avec un aimable sourire, je n’ai pas l’honneur de vous connaître et si vous procédez par énigmes, nous aurons du mal à nous entendre. De qui parlez-vous ?
– Vous le savez très bien et, si vous êtes un homme convenable, vous comprendrez que je me refuse à prononcer un nom qui n’est pas fait pour traîner dans les cafés, même aussi respectables que celui-ci !
– Cette délicatesse vous honore mais, dans ce cas, préférez-vous me le confier dehors ? Si toutefois vous consentez à me laisser achever mon dessert et boire mon café !
– Je n’ai pas l’intention de m’attarder : simplement de vous donner un bon avis : cessez de tourner autour ! L’intérêt que vous portez depuis peu à certain palais devrait vous faire comprendre ce que je veux dire. Serviteur, monsieur !
Et sans laisser à Morosini le temps de se lever de table, le Chevalier au blaireau traversa Demel et s’engouffra dans la porte battante. D’abord soulagé d’être débarrassé de ce qu’il considérait comme un fou, Aldo réagit pourtant rapidement : ce garçon n’avait pu faire allusion qu’à la dame en noir et, en conséquence, devait savoir qui elle était. Aussi, abandonnant son gâteau Vent d’Espagne à peine entamé, il posa de l’argent sur la table et se précipita vers la sortie, sous l’œil horrifié de sa serveuse : un comportement aussi agité n’était pas de mise chez Demel !
Malheureusement, une fois dans la rue, il constata que, si plusieurs chapeaux vert sombre à blaireau y naviguaient, aucun ne recouvrait la tête espérée : le bouillant jeune homme s’était fondu dans la nature.
Après avoir hésité un instant sur la conduite à tenir, Aldo décida de ne pas réintégrer Demel mais, comme il n’avait pas eu le temps de prendre son café et qu’il y tenait, il rentra à l’hôtel et s’en fit servir un au bar. Le calme qui y régnait à cette heure de la journée était propice à la réflexion et il ne manqua pas de s’y plonger, car il ne se dissimulait pas qu’il se trouvait bel et bien dans une impasse : la femme aux dentelles avait disparu. Quant au palais Adlerstein, il n’avait plus guère de chances d’y pénétrer : le cerbère lui refermerait la porte au nez s’il avait le mauvais goût de s’y présenter. Conclusion : il fallait trouver un moyen de rencontrer la maîtresse des lieux en dehors de Vienne, donc dans son domaine près de Salzbourg.
C’était l’une des plus belles régions de l’Autriche et Morosini ne voyait aucun inconvénient à lui rendre visite. Encore fallait-il savoir comment s’appelait le château en question et où il se trouvait.
Une tentative de renseignement auprès de Frau Sacher ne donna rien : si la célèbre Anna connaissait Vienne et ses habitants comme sa propre maison, elle ignorait à peu près tout de la province.