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– Mais, ajouta-t-elle, pourquoi ne pas demander cela au baron Palmer puisque vous êtes amis ?

– Amis, c’est beaucoup dire ! Nous sommes en relations. Vous le connaissez depuis longtemps, vous ?

– Avant la guerre, il est descendu plusieurs fois ici. Jamais très longtemps. Il a toujours été un grand voyageur. Très lié à la famille Rothschild, il descend à présent chez eux quand il vient en Autriche. Mais quand il est à Vienne il ne manque jamais de venir déjeuner ou dîner. Parfois avec le baron Louis et je ne serais pas surprise qu’ils aient un lien de parenté...

Morosini retint un sourire : une parenté avec les fabuleux banquiers « collait » assez peu avec ce qu’Aronov lui avait appris des siens, massacrés au cours du pogrom de Nijni-Novgorod en 1882. Pourtant, il pouvait se trouver dans l’Histoire des exemples plus singuliers... et cela expliquerait peut-être, en partie, l’énorme fortune dont semblait disposer le Boiteux...

– Moi non plus ! dit-il enfin. Puis, d’un air détaché, il ajouta : Il habite toujours à... oh, je n’arrive jamais à me souvenir du nom ! ...

– Comment voulez-vous retenir un nom comportant plus de consonnes que de voyelles ? Je suis comme vous, prince ! Tout ce que je me rappelle c’est que ce n’est pas très loin de Prague ! répondit innocemment Frau Sacher en remontant ses nombreux colliers de perles. Il faudrait que je recherche les fiches d’autrefois pour retrouver ça.

– Ne vous donnez pas cette peine ! Je dois, moi aussi, avoir ça inscrit quelque part, fit hypocritement Aldo un peu déçu que son piège n’ait pas fonctionné. Les environs de Prague ne lui en apprenaient pas beaucoup plus sur son mystérieux client : il savait déjà qu’il possédait divers domiciles. Alors pourquoi pas Prague, de tous temps un des hauts lieux du peuple juif ? ...

Un moment plus tard, il hélait un fiacre. Le temps ayant rangé ses arrosoirs, Morosini, en dépit de ses soucis, goûta sa promenade vers l’élégant quartier du Belvédère où l’hôtel Rothschild occupait une place de premier rang.

Un maître d’hôtel à l’échine raide, que l’énoncé de son nom n’assouplit qu’à peine, l’accueillit dans le grand vestibule coiffé d’une coupole qui était le cœur de la maison puis l’introduisit dans un salon marqué au coin de ce faste un peu lourd mais indéniable qui était celui de toutes les demeures de la famille. Un moment plus tard, le pas inégal du baron Palmer résonnait sur les parquets Versailles miroitants.

– Pouvons-nous parler ici ? demanda Morosini après les politesses de l’entrée.

– Absolument. Les domestiques d’un Rothschild n’oseraient se permettre d’écouter aux portes. Ils sont tous de trop grande qualité ! Que se passe-t-il ?

– Je vais vous le dire mais, auparavant, je voudrais savoir pourquoi vous m’avez fait venir, puisque vous aviez déjà Vidal-Pellicorne ?

Le sourcil d’Aronov, relevé, laissa échapper le monocle :

– Adalbert ici ! D’honneur, je n’en savais rien ! Comment l’avez-vous appris ?

– En voyant un serviteur laver une voiture dans la cour du palais Adlerstein. Il se trouve que c’était la sienne et je ne vois pas ce qu’elle y ferait sans son propriétaire ?

– Moi non plus mais, puisque vous étiez sur place, vous auriez pu le demander ?

– Je n’y étais pas vraiment. En fait, j’étais en train de me faire jeter dehors par le serviteur rencontré hier. J’ai l’impression qu’il se passe de drôles de choses dans ce palais. Ou tout au moins qu’il est habité par de drôles de gens...

– Vous allez me raconter tout cela dans un instant...

Après s’être annoncé par un grattement discret, un valet de pied en livrée à l’anglaise pénétrait dans la pièce chargé d’un plateau à café qu’il vint déposer sur un guéridon, puis se mit en devoir de servir :

– Il ne fallait rien demander pour moi, fit Aldo.

– Mais je n’ai rien demandé, dit Aronov avec l’un des rares sourires qui conféraient un charme certain à son visage un peu sévère. Ceci est simplement l’hospitalité Rothschild. Quand on est admis chez eux, on doit être servi sur-le-champ. A Londres, on vous offrirait du thé ou du whisky. Ici, c’est, bien entendu, le café, la passion nationale.

– Et tout ça, parce qu’en s’enfuyant, après leur siège manqué en 1683, les Turcs ont laissé derrière eux une telle quantité de sacs de café que les Viennois y ont prit goût. A quoi tiennent les choses !

– Ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire. Parlez à présent !

Morosini raconta alors les trois aventures vécues par lui autour de cette « ruelle de la Porte du Ciel » qui l’était si peu pour lui : le départ nocturne, sa visite du matin et, enfin, son incompréhensible dialogue avec le jeune homme au chapeau vert. Il termina par son intention de rencontrer la comtesse au plus tôt et de se rendre en province.

– Le malheur est que je n’ai aucune idée de l’endroit où elle est. Près de Salzbourg, c’est vaste ! Frau Sacher m’a conseillé de vous questionner à ce sujet : vous seriez, selon elle, l’homme le mieux informé qui soit.

– Elle me fait beaucoup d’honneur mais, hier soir encore, je l’ignorais. Depuis, je me suis renseigné. J’allais vous envoyer un mot : l’antique château familial, je devrais dire la ruine ancestrale, se trouve près de Hallstatt mais, comme c’est inhabitable, les Adlerstein, proches de la Cour, se sont fait construire une villa – entendez plutôt un château ! – près de Bad Ischl. Cela s’appelle Rudolfskrone et c’est, paraît-il, très beau. Vous n’aurez, je pense, aucune peine à vous le faire indiquer.

Morosini nota le renseignement sur le calepin qui ne quittait pas ses poches, acheva son café et prit congé.

– Vous pensez vous y rendre bientôt ? demanda le Boiteux.

– Tout de suite, si possible. Je rentre à l’hôtel, je demande l’heure du premier train pour Salzbourg et je pars... mais, puis-je vous demander un petit service ?

– Naturellement.

– Essayez de savoir ce qu’Adalbert fait ici Même si je n’étais pas obligé de partir, je ne peux pas monter la garde jour et nuit devant le palais Adlerstein en attendant qu’il sorte.

– Vous allez tout à fait dans le sens de mes intentions. Je m’en occupe. Partez tranquille !

Cependant, il était écrit quelque part qu’Aldo ne prendrait pas le train de Salzbourg. En rentrant chez Sacher, il trouva un télégramme que l’on venait juste d’apporter.

« Vous supplie de m’excuser mais vous demande de revenir immédiatement. Suis confronté à une situation dont il m’est impossible de décider. D’autant que Cecina menace de rendre son tablier. Affectueusement. Guy Buteau. »

Plus que contrarié, Aldo fourra le papier bleu dans sa poche, décrocha le téléphone intérieur avec l’intention d’appeler chez lui mais se contenta, après un instant de réflexion, de demander qu’on lui retienne un sleeping dans le train de nuit pour Venise. Si Buteau, qui connaissait aussi bien que lui les vertus du téléphone, avait choisi le télégraphe, ce n’était pas sans une bonne raison. Ce que la nouvelle pouvait être, par exemple, Morosini n’en avait pas la moindre idée mais pour qu’elle ait mis Buteau dans l’embarras et Cecina hors d’elle, il fallait qu’elle fût très désagréable.

Après avoir sonné un valet pour qu’il fasse ses bagages, Morosini demanda le numéro du palais Rothschild mais ne put obtenir le baron Palmer : celui-ci venait de s’absenter.

– Veuillez lui transmettre un message : dites-lui que le prince Morosini est rappelé à Venise d’urgence et qu’il reviendra dès que possible.

Une heure plus tard, un taxi le conduisait à la Kaiserin Elisabeth Bahnhof où l’attendait le train pour Venise.