CHAPITRE 3 UNE BONNE SURPRISE
Quand le motoscaffo coupa ses gaz pour glisser sur son erre et aborder les marches du palazzo Morosini, Cecina surgit du grand vestibule, semblable à une Erinye rondouillarde dont le vaste tablier immaculé avait de plus en plus de mal à faire le tour. Ce matin, les rubans multicolores flottant habituellement sur la coiffe napolitaine qu’elle ne quittait jamais étaient devenus rouges, comme si le génie familier des Morosini arborait, à la manière des corsaires et des pirates d’autrefois, le « Sans quartiers », la longue et redoutable flamme écarlate indiquant à l’ennemi qu’il ne serait pas fait de prisonniers. Et son visage déterminé était si fermé qu’Aldo, inquiet cette fois, se demanda quelle catastrophe venait de frapper sa maison.
Mais il n’eut même pas le temps d’articuler une parole. A peine eut-il posé le pied sur l’escalier que Cecina s’emparait de son bras pour l’entraîner à l’intérieur comme si elle avait l’intention de le mettre aux fers. Naturellement, il essaya de se dégager mais elle le tenait bien et, déstabilisé par la surprise, il réussit tout juste à lancer un vague bonjour à Zaccaria qui regardait la scène d’un air accablé avant de traverser le cortile à une allure de courant d’air. Un instant plus tard, la cavalcade vengeresse de Cecina prenait fin dans la cuisine où la grosse femme consentit à lâcher son maître, avec tant de précision qu’il se retrouva assis sur un escabeau. Le choc lui rendit la parole :
– En voilà un accueil ? Qu’est-ce qui te prend de me traîner ainsi à ta remorque sans me laisser seulement le temps de dire « ouf » ?
– C’était le seul moyen si je voulais que tu me parles à moi avant qui que ce soit d’autre.
– Parler de quoi, s’il te plaît ? Tu pourrais au moins me laisser le temps d’arriver et me servir une tasse de café. Tu sais quelle heure il est ?
Les cloches de Venise sonnant l’angélus du matin dispensèrent Cecina de répondre. Elle les accueillit d’un ample signe de croix avant d’aller prendre la cafetière mise au chaud sur le coin d’un fourneau, de revenir se planter de l’autre côté de la grande table de chêne ciré et d’y emplir une tasse déjà disposée auprès d’un sucrier.
– Je sais, dit-elle, et j’espérais bien que tu débarquerais du train du matin. A cette heure-ci, tout le monde dort et on peut causer. Quant au café, c’est bien parce que je t’aime encore que je l’ai préparé à ton intention mais un gros dissimulé comme toi ne le mérite pas !
La surprise et l’incompréhension remontèrent les sourcils du prince d’un bon centimètre :
– Je suis un gros dissimulé ? Et tu m’aimes « encore » ? Qu’est-ce que tout ça signifie ?
De ses deux poings, Cecina s’appuya au bois ciré de la table et darda sur l’arrivant un noir et fulgurant regard.
– Et comment tu appelles un homme qui a des secrets pour celle qui s’est occupée de lui depuis son premier braillement ? Je croyais compter un peu plus pour toi. Mais non ! Maintenant que je suis vieille, je ne compte plus pour Son Excellence ! Son Excellence a quelque part une fiancée et elle ne me juge même pas digne de le savoir. C’est vrai aussi qu’il y a pas de quoi être fier ! Et même, si j’étais toi, j’aurais plutôt honte !
– Moi ? J’ai une fiancée ? articula Morosini suffoqué. Mais où vas-tu chercher ça ?
– Oh, pas loin ! Dans la chambre aux chimères, c’est-à-dire la moins agréable de la maison. C’est là que je l’ai installée. Tu n’aurais pas voulu que je la mette chez toi tout de même ? Ou pourquoi donc pas chez ta pauvre mère puisqu’elle a l’audace de vouloir prendre sa place ? Ces filles de maintenant ça n’a pas de vergogne et il faudra bien qu’elle s’en contente... jusqu’à ce soir ! Ce serait par trop inconvenant qu’une demoiselle couche sous le même toit que son futur époux. Il est vrai que les convenances et cette créature, ça n’a pas l’air d’aller très bien ensemble. Et comme elle est sûrement assez riche pour aller à l’hôtel, fiancée ou pas, si elle reste, c’est moi qui m’en vais !
Cecina s’arrêta pour reprendre haleine. Aldo savait depuis toujours que, lorsqu’elle était lancée, il était impossible d’arrêter le flot et que la sagesse conseillait de patienter. Mais comme elle ouvrait déjà la bouche pour reprendre sa philippique, il se leva, fonça sur elle, l’attrapa aux épaules et l’obligea à s’asseoir.
– Si tu ne me laisses pas placer un mot, on ne s’en sortira pas. Et, tout d’abord, dis-moi comme elle s’appelle ma... fiancée ?
– Ne me prends pas pour une idiote ! Tu le sais mieux que moi !
– C’est ce qui te trompe. Je découvre et j’ai hâte de savoir.
– Je crois qu’il vaudrait mieux que ce soit moi qui explique, fit la voix douce de Guy Buteau qui venait de se glisser dans la cuisine en achevant de nouer la ceinture de sa robe de chambre. Et d’abord, je vous dois des excuses, mon cher Aldo. Je voulais aller vous attendre à la gare avec Zian et le motoscaffo mais j’ai dormi d’un sommeil de plomb et je n’ai même pas entendu mon réveil, ajouta-t-il en passant sur son visage non rasé une main qui essayait d’effacer les traces du sommeil. Pourtant ça ne m’arrive jamais !
– Ne vous excusez pas, mon vieux ! fit Aldo en serrant les deux mains de son ancien précepteur. Les pannes de réveil, ça arrive à tout le monde. Une bonne tasse de café va vous remettre d’aplomb très vite, ajouta-t-il en se tournant vers Cecina assez prestement pour surprendre sur son large visage ivoirin un fugitif sourire de satisfaction. Dis-moi, toi, tu ne lui aurais pas servi une tisane hier soir ?
S’il espérait déstabiliser sa cuisinière-gouvernante, il se trompait. Elle releva le nez et carra ses poings sur l’emplacement normal de ses hanches :
– Bien sûr que je lui ai donné une tisane : un délicieux mélange de fleur d’oranger, de tilleul et d’aubépine avec un soupçon de valériane. C’était un vrai paquet de nerfs. Il fallait qu’il dorme... et qu’il ne se mêle pas de me couper l’herbe sous les pieds. Moi, je voulais te voir seule et la première.
– Eh bien, c’est réussi, Cecina ! soupira Aldo en s’installant à table. A présent, si tu nous servais un vrai petit déjeuner pendant que nous causerons. Au moins, tu ne m’accuserais pas d’essayer de te tenir à l’écart.
– Je n’ai jamais rien dit de pareil...
Elle allait remonter sur un autre cheval de bataille quand, assenant un grand coup de poing sur la table, Aldo, exaspéré, se mit à crier :
– Est-ce que l’un de vous va se décider enfin à m’apprendre qui est en train de dormir dans la chambre aux chimères ?
– Lady Ferrals ! fit Guy en sucrant son café avec générosité.
– Répétez-moi ça, fit Aldo qui crut avoir mal compris.
– Croyez-vous que ce soit utile ? C’est bien lady Ferrals qui nous est arrivée hier matin en s’annonçant comme votre future – et proche ! – épouse et en exigeant presque qu’on lui donne l’hospitalité.
– Pas presque ! rectifia Cecina ? Elle a exigé en disant que tu serais furieux à ton retour si on la laissait s’installer ailleurs que chez nous.
– C’est insensé ! Et elle arrivait d’où ?
– Du Havre où elle a débarqué voici peu du paquebot France. Elle est venue directement ici.
J’ajoute qu’elle semblait inquiète, nerveuse, et qu’elle a été fort déçue de votre absence. Elle paraissait ne pas douter un seul instant que vous l’attendiez.
– Vraiment ? Je ne l’ai pas vue depuis... Londres, et elle trouve bizarre que je ne sois pas là quand elle décide d’apparaître ? C’est un peu excessif, non ?