Выбрать главу

– Ainsi, vous me chassez ? murmura la jeune femme.

– Non, mais vous ne pouvez pas rester dans ma maison. Quoi que vous en pensiez, vous n’y seriez pas en sûreté et vous pourriez même compromettre celle de ses habitants. Ce que je ne veux à aucun prix : ils sont pour moi ma famille et j’y tiens !

– Autrement dit, vous ne vous sentez pas de taille à me défendre, fit-elle avec dédain. Seriez-vous peureux ?

– Ne dites pas de sottises ! Je vous ai suffisamment donné la preuve du contraire. Je peux assumer n’importe quelle défense et les hommes qui vivent ici ne sont pas des lâches mais ils ne sont plus jeunes. Quant à moi, j’étais en affaires à l’étranger et ne suis revenu que pour m’occuper de vous mais je vais repartir. Donc pas question de laisser ma maisonnée seule avec vous au milieu ! Mettez bien dans votre jolie tête que, si Venise n’est pas grande, sa colonie internationale est importante, et en outre c’est une ravissante boîte à cancans. La présence, chez moi, d’une aussi jolie femme que vous déchaînerait les commentaires !

– Alors épousez-moi ! Personne n’y trouvera à redire !

– Croyez-vous ? Et votre père, votre frère qui m’aiment tant ? Ajoutons à cela que vous n’êtes pas encore majeure. Il s’en faut d’un an si ma mémoire est fidèle ?

– Vous ne raisonniez pas de la même façon, l’an passé, au Jardin d’Acclimatation de Paris ? Vous vouliez m’enlever, m’épouser sur-le-champ...

– J’étais fou, je le reconnais volontiers, mais je songeais seulement à une bénédiction nuptiale, après quoi je vous aurais tenue cachée jusqu’à ce qu’il soit possible de régulariser la situation devant la loi !

– Eh bien, faisons ça ! Au moins, nous aurons la satisfaction de pouvoir nous aimer... autant que nous en avons envie tous les deux ? Ne dites pas le contraire ! Je le sais, je sens que vous me désirez.

C’était malheureusement vrai. Dans sa volonté de séduire, Anielka était plus tentante que jamais, et l’épisode de la cantatrice hongroise remontait à plusieurs mois. En la voyant marcher vers lui avec lenteur, les mains ouvertes en un geste d’offrande, le corps ondulant sous le fin tissu de la robe, les lèvres brillantes entrouvertes, il saisit le temps d’un éclair que le danger était sérieux. Il l’esquiva en glissant sur le côté, juste avant d’être atteint, pour aller vers la cheminée où il resta un instant le dos tourné, le temps qu’il fallait pour allumer une cigarette et retrouver le contrôle de lui-même.

– Je crois vous avoir dit que j’étais fou, fit-il d’une voix un peu altérée. Il ne peut être question de mariage. Oubliez-vous déjà que je vais repartir ?

– A merveille ! Vous m’emmenez ! Nous pourrions faire un joli voyage... très agréable à tous égards ?

Morosini commençait à penser qu’il aurait du mal à s’en débarrasser et qu’il fallait trouver au plus vite une solution. Son ton se fit très sec :

– Je ne mélange jamais les affaires et... le plaisir ! Lancé intentionnellement, le mot la blessa :

– Vous auriez pu dire : l’amour ?

– Quand le doute s’insinue, il ne peut plus en être question. Cependant, vous avez raison de penser que je ne vous abandonnerai pas. Vous êtes venue ici pour trouver un refuge, n’est-ce pas ?

– Pour vous retrouver !

Il eut un mouvement d’impatience :

– Ne mélangeons pas tout ! Je vais faire en sorte de vous mettre à l’abri. Et je ne crois pas que, chez moi, vous y seriez !

– Et pourquoi ?

– Parce que si, d’aventure, un esprit malin parvenait à relever votre trace, c’est dans cette maison qu’il atterrirait, à coup sûr. Et comme il ne saurait être question d’un de ces hôtels de luxe auxquels vous êtes habituée, il faut que je vous trouve un logis avant de repartir. A moins que vous ne souhaitiez quitter Venise pour la Suisse ou la France comme vous en aviez l’intention...

– Mais je n’en ai jamais eu l’intention. J’ai toujours voulu venir ici et puisque j’y suis, j’y reste ! comme a dit je ne sais plus quel personnage illustre.

A nouveau, elle s’approchait de lui mais ses intentions semblaient plus paisibles et, cette fois, il ne bougea pas pour ne pas changer cette entrevue en course poursuite. D’ailleurs, elle se contentait de lui tendre une main qu’il ne put refuser :

– Voilà, fit-elle avec un beau sourire, je vous déclare la guerre la plus douce qui soit : je n’aurai plus d’autre but que vous reconquérir puisque, à ce qu’il paraît, nos liens se sont détendus. Installez-moi où vous voulez pourvu que ce soit dans cette ville mais retenez bien ce que je vous dis : un jour c’est vous-même qui me ramènerez dans ce palais et nous y vivrons heureux !

Pensant qu’il était plus sage de se contenter d’une demi-victoire, Aldo posa un baiser léger sur les doigts qu’on lui offrait et sourit à son tour mais, pour qui le connaissait vraiment, ce sourire contenait une forte dose de défi :

– Nous verrons bien ! Je vais m’occuper de votre installation... miss Campbell ! En attendant vous êtes ici chez vous et j’espère que vous me ferez la grâce de déjeuner avec moi et mon ami Guy ?

– Avec plaisir. Ainsi je peux aller où je veux dans la maison ? demanda-t-elle en virant sur ses fins talons, ce qui fit voleter sa robe, découvrant ainsi encore un peu plus de jambes.

– Naturellement ! Sauf, toutefois, dans les chambres... et les cuisines ! Si vous le souhaitez, Guy vous fera visiter le magasin.

– Oh, soyez sans crainte, fit Anielka d’un ton pincé, je n’aurai garde d’aller me fourrer dans les jupes de cette grosse femme qui se donne de si grands airs, alors qu’elle n’est rien d’autre qu’une cuisinière !

– C’est là que vous faites erreur. Cecina est beaucoup plus qu’une cuisinière. Elle était là avant ma naissance, et ma mère l’aimait beaucoup. Moi aussi, dit Morosini avec sévérité. Elle est en quelque sorte le génie familier de ce palais. Tâchez de vous en souvenir !

– Je vois ! Si je veux devenir un jour princesse Morosini, il faut que j’apprivoise d’abord le dragon ! soupira Anielka.

– Autant vous prévenir tout de suite : celui-là est inapprivoisable ! A tout à l’heure !

Et, laissant Anielka inspecter les hautes bibliothèques pour se choisir un livre, Aldo quitta la pièce dans l’intention de chercher Cecina. Il n’eut pas à aller bien loin : elle lui apparut comme par miracle dès qu’il se trouva dans le portego, la longue galerie-musée commune à nombre de palais vénitiens. Un plumeau à la main, elle époussetait avec une attention suspecte une cage de verre renfermant une caravelle aux voiles déployées posée sur l’une des consoles de porphyre. Aldo ne se laissa pas prendre à son air faussement détaché :

– C’est très vilain d’écouter aux portes ! chuchota-t-il. Tu devrais le dire à ton confesseur !