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– Grotesque ! Comme si tu ne savais pas que ces portes sont trop épaisses pour que l’on puisse entendre !

– Peut-être... quand elles sont fermées. Celle-ci ne l’était pas tout à fait ! fit-il, taquin. Et puis, depuis quand manies-tu cet outil ?

– Bon, admettons ! Qu’est-ce que tu vas faire d’elle ?

– L’installer chez Anna-Maria. Personne n’ira la chercher là. Elle y sera tranquille.

– Elle a besoin de... tranquillité ? On ne le dirait guère à la voir !

– Plus que tu n’imagines. Si tu veux tout savoir, elle est en danger. Une des raisons pour lesquelles je ne peux pas la garder ici : je n’ai aucune envie d’attirer quelque péril que ce soit sur cette maison et ses habitants...

Il allait redescendre pour téléphoner dans son bureau mais il se ravisa :

– Ah ! Pendant que j’y pense : qui connaît son nom ici ?

– Zaccaria, bien sûr, puisqu’il l’a reçue et aussi notre M. Buteau mais pas le jeune Pisani : il était à la villa de Stra pour expérimenter des peintures...

– Pas expérimenter : expertiser ! corrigea machinalement l’antiquaire... Les deux femmes de chambre ?

– Oh non ! Elles l’ont à peine vue. Quant à moi, j’ai toujours été incapable de retenir les noms étrangers. Je sais seulement que c’est une lady... quelque chose !

– Plus de lady quelque chose ou autre ! C’est désormais miss Anny Campbell. Je vais prévenir Zaccaria et Guy.

La première idée d’Aldo avait été de téléphoner à son amie Anna-Maria pour retenir le logement d’Anielka mais, à la réflexion, il choisit de se déplacer. Il connaissait d’expérience les demoiselles du téléphone à Venise : elles étaient dévorées en permanence par une insatiable curiosité et n’hésitaient pas à colporter certains échos lorsqu’ils se révélaient quelque peu croustillants. Mieux valait ne pas s’y fier.

Anna-Maria Moretti habitait, au bord d’un rio tranquille, une adorable maison rose pourvue d’un joli jardin dont le fond atteignait le Grand Canal. Depuis la guerre où son mari, médecin, avait trouvé la mort, elle l’avait convertie en une sorte de pension de famille dans laquelle elle ne recevait que des gens recommandés souhaitant vivre au calme. Étant donné qu’il s’agissait de sa propre demeure convertie pour raisons financières en halte passagère, la veuve de Giorgio Moretti ne voulait à aucun prix accueillir de clients bruyants ou mal élevés. Elle entendait que l’on se tienne chez elle comme si l’on était invité dans l’un des palais environnants.

Elle accueillit Aldo avec la chaleur toujours égale conservée à un ami d’enfance. Elle était la sœur du pharmacien Franco Guardini en compagnie duquel Morosini avait passé de l’enfance à l’adolescence, jusqu’à atteindre la maturité sans que rien vienne troubler leur entente. Plus jeune que son frère, Anna-Maria, à trente-cinq ans, couronnée d’une abondante chevelure de ce blond chaud typiquement vénitien, appartenait à la catégorie de celles dont on dit en les voyant : « Voilà une belle femme ! » Les traits de son visage et les lignes de son corps évoquaient la statuaire grecque mais lui conféraient une certaine froideur. Apparente sans doute mais qui n’avait jamais incité Aldo à lui faire la cour. Ses sentiments envers elle étaient toujours demeurés fraternels et c’était bien mieux ainsi, Anna-Maria étant la femme d’un seul amour. La disparition de son époux avait mis un terme à sa vie sentimentale.

Elle accueillit Aldo avec le lent sourire qui était peut-être son plus grand charme.

– Veux-tu que nous allions boire un verre au jardin ? Il y fait bon, ce matin !

L’automne de cette année étant d’une grande douceur, le petit jardin sur l’eau était encore plein de fleurs et la vigne vierge, d’un beau rouge profond, qui escaladait les murs de la maison et du palais voisin lui faisait un écrin somptueux. Cependant, il déclina l’invitation :

– Je boirais volontiers un Cinzano glacé mais dans ton petit bureau. Il faut que je te parle !

– Comme tu voudras !

Anna-Maria savait écouter sans interrompre son interlocuteur, et celui-ci l’eut vite informée de la situation mais, loin de s’effrayer des dangers courus par sa future pensionnaire, elle se mit à rire :

– Je suis sûre qu’il y a beaucoup d’exagération dans ce qu’elle te raconte ! Tu connais pourtant bien les femmes ? Or celle-là s’est mis en tête de devenir princesse Morosini. Comme tu n’es ni pauvre ni repoussant, je ne lui donne pas tout à fait tort. Peut-être d’ailleurs arrivera-t-elle à ses fins ?

– Ne crois pas ça ! Le temps où je souhaitais l’épouser est passé et je serais surpris qu’il revienne. Cependant ne minimise pas les problèmes qui tournent autour d’Anielka et si, je t’ai tout raconté, c’est d’abord parce que tu es une amie fidèle mais aussi pour que tu puisses refuser en connaissance de cause.

– Tu veux que je refuse ?

– Non. J’espère que tu accepteras mais les temps ont changé et les étrangers qui séjournent un peu longuement en Italie sont surveillés de près par les gens de Mussolini, et je ne voudrais pas que tu aies d’ennuis.

– Il n’y a aucune raison. D’abord la municipalité me tient en grande estime, ensuite le chef du Fascio local me mange dans la main et enfin ton amie a un passeport américain. Or, les Américains et leurs dollars, les Chemises noires les aiment beaucoup. Si miss Campbell joue bien son rôle, nous n’aurons pas de problème. Va la chercher !

– Je te l’amènerai cet après-midi. Tu es un amour !

De retour chez lui, il se mit à la recherche d’Anielka pour lui faire part des dispositions qu’il venait de prendre mais il eut quelque peine à la trouver, n’imaginant pas un instant qu’elle pût être dans son magasin d’exposition. Elle était bien là pourtant, en compagnie d’un Angelo Pisani visiblement sous le charme. Le jeune homme la guidait avec un soin dévotieux à travers les deux grandes salles, autrefois dépôts de marchandises quand les navires vénitiens sillonnaient les Echelles du Levant pour en rapporter tout ce que produisait le fabuleux Orient. A présent, au lieu des épices rares, des ballots de soie, des tapis et autres splendeurs, s’y étalaient – juste retour des choses d’ici-bas – un échantillonnage des merveilles produites au cours des siècles par les artistes et artisans de la vieille Europe.

Lorsqu’il rejoignit les deux jeunes gens, Anielka tenait en main un grand gobelet de cristal ancien, gravé d’or, qu’elle s’amusait à faire jouer dans un rayon de soleil tandis qu’Angelo, rose d’émotion, la renseignait sur l’âge et l’histoire de ce bel objet. À l’entrée de son patron, le jeune homme rougit et prit un air gêné comme si Morosini le surprenait en flagrant délit.

– J’ai... j’ai eu le plaisir d’être... pré... présenté à miss Campbell par M. Buteau, bredouilla-t-il, et je... je lui fais admirer... nos richesses !

– Remettez-vous, mon vieux ! fit Aldo avec un bon sourire. Vous avez très bien fait de distraire notre visiteuse.

– C’est une véritable caverne d’Ali-Baba, mon cher prince ! fit la jeune femme en reposant le vase.

Il y manque seulement les joyaux, les pierreries ? Où les cachez-vous donc ?

– Dans un lieu bien secret. Lorsque j’en ai à vendre, s’entend ! Ce qui n’est pas le cas en ce moment !

– Mais... on vous dit collectionneur ? Ce qui sous-entend une collection, bien sûr ! Ne me la montrerez-vous pas ?

Le ton et le sourire étaient également provocants, et Aldo n’aima pas beaucoup ce soudain intérêt pour ce que, à l’instar de ses pareils, il considérait comme son jardin secret. Cela lui rappela que cette ravissante créature qu’il avait été si près d’adorer était la fille du comte Solmanski, un homme qu’il soupçonnait toujours d’avoir commandité le meurtre de sa mère, la princesse Isabelle, pour lui voler le saphir étoilé du pectoral devenu joyau de famille dans la suite des temps.