Sur le quai de la gare, il salua un voyageur en face duquel il avait dîné la veille au wagon-restaurant. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, mince et élégant, d’une extrême amabilité et d’une simplicité assez étonnante chez quelqu’un d’aussi célèbre : il s’appelait Franz Lehar et, après un passage à Bruxelles et à Paris, il allait prendre quelque repos dans sa villa de Bad Ischl.
Sachant que son compagnon d’un soir se rendait aussi dans la célèbre ville d’eaux, le père de La Veuve joyeuse et du Comte de Luxembourg lui proposa de partager la voiture venue le chercher au train :
– Il y a environ soixante kilomètres et ce sera plus agréable que de prendre la correspondance... F – J’accepterais avec le plus grand plaisir, maître, si je n’avais formé le projet de m’arrêter à Salzbourg.
– En ce cas, ne manquez pas de venir me voir quand vous serez arrivé. J’éprouve une vraie passion pour les objets anciens et vous en parlez comme personne ! Ah, pendant que j’y pense, n’essayez pas de prendre logis au Grand Hôtel Bauer qui ferme fin septembre mais vous serez tout aussi bien, sinon mieux, au Kurhotel Elisabeth situé au bord de la Traun et presque en face de chez moi. C’est une maison de vieille réputation qui se soucie peu des saisons mais s’entend à recevoir des clients de qualité. Un souvenir du temps où la Cour fréquentait Ischl ! Et ici choisissez l’Ôsterreichischer Hof ! Lui aussi est en bordure de rivière, ce qui est fort agréable !
Morosini remercia en se gardant bien d’ajouter que s’il voulait rester quelques heures dans la ville natale de Mozart, ce n’était pas pour y entendre un concert mais pour s’y procurer une voiture, sans chauffeur de préférence, afin d’avoir les coudées franches. En outre, si le compositeur austro-hongrois était aussi charmant que sa musique, il était également bavard. A ne consommer donc qu’avec modération !
En pénétrant dans le vieux palace pompeusement dénommé La Cour d’Autriche, où rien n’avait changé depuis la fondation, Morosini se demanda un instant s’il ne s’agissait pas d’une succursale imprévue de la Hofburg, tant l’atmosphère y était solennelle et le ton feutré. Le hall à lui seul, lourdement meublé dans le style Biedermeier, était une profession de foi.
Le personnel était assorti. Un portier aux airs de Premier ministre l’accueillit avant de le confier à un valet grave comme un chambellan et à un bagagiste qui possédait l’austérité d’un camérier du pape. Ceux-ci conduisirent le voyageur jusqu’à une grande chambre du premier étage dont les fenêtres donnaient sur le quai Elisabeth et le flot légèrement torrentueux de la Salzach. Au-delà, dominée par l’antique forteresse des princes-évêques, Hohensalzburg, que l’on atteignait seulement par funiculaire ou chemins muletiers, la ville de Mozart étalait sa splendeur baroque, ses dômes, ses clochers et la grâce des collines qui en formaient le cadre et que l’automne parait d’or et de cuivre.
Accoudé au balcon, Morosini qui n’était encore jamais venu à Salzbourg admirait sans réserve quand la pétarade d’un moteur de sport, capable de briser n’importe quel charme, attira son attention d’abord vague puis le fit sursauter : un petit roadster rouge vif garni de cuir noir tournait le coin du quai pour se garer sans doute devant l’hôtel. Aldo reconnut une Amilcar et fut aussitôt prêt à jurer que l’habillage de cuir du conducteur et ses grosses lunettes recouvraient la personne de l’égyptologue qu’il cherchait partout.
Il ne perdit pas de temps en conjectures, descendit quatre à quatre et atterrit dans le hall juste au moment où, arraché d’une main énergique, le serre-tête s’envolait, libérant les boucles couleur de paille et plus en désordre que jamais d’Adalbert Vidal-Pellicorne dont les yeux bleus s’arrondirent quand Morosini entra dans leur champ de vision :
– Toi ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
– Je pourrais te poser la même question. Et même, des questions, j’en ai pas mal à formuler.
– On va avoir tout le temps pour ça. Je suis content de te voir !
C’était un cri du cœur et l’accolade vigoureuse qui suivit acheva de dissiper la mauvaise impression qu’Aldo traînait après lui depuis Paris.
– J’en ai vu des vertes, tu sais, depuis que nous nous sommes quittés, soupira Adalbert tout en tendant son passeport au réceptionniste avant de virer sur lui-même pour suivre le valet-chambellan. Tu n’imagineras jamais d’où je sors ?
– Essayons de deviner ! Selon moi, tu viens de Vienne mais il n’y a pas si longtemps tu croupissais sur la paille humide d’une prison égyptienne, récita Morosini sans parvenir à cacher un sourire de satisfaction en constatant la stupeur de son ami.
– Comment sais-tu tout ça ?
– Vienne, c’est le fruit de mes déductions personnelles mais ton aventure pharaonique, c’est Simon qui m’a mis au courant.
– Tu l’as vu ?
– La semaine dernière, à Vienne justement. Nous avons admiré ensemble une fort belle représentation du Chevalier à la rose. Cela dit, tu aurais pu prendre la peine de m’écrire ? Ce n’est pas interdit, entre amis !
– Je sais, mais... il y a des choses qu’on préfère expliquer de vive voix. En outre, je déteste écrire.
– Je te croyais homme de lettres autant qu’archéologue... sans compter autre chose ?
– Rédiger un ouvrage ou des communications à telle ou telle académie c’est dans mes cordes, mais la correspondance type Sévigné j’ai horreur de ça !
Le valet venait d’ouvrir devant eux la porte d’une chambre voisine de celle d’Aldo. Adalbert le prit par le bras pour le faire entrer :
– Tu vas me raconter tout ça pendant que je vais prendre une douche et me changer !
– Pas question ! Moi aussi j’ai une douche à prendre. Si tu veux tout savoir je viens de débarquer de l’Arlberg-Express et il faut encore que je me procure une voiture avant le dîner. On causera à table !
– Un instant ! Qu’est-ce que tu veux faire d’une voiture ? La mienne est en bas !
– J’ai assisté à ton arrivée mais, comme j’ignore tout de tes projets, souffre que je m’occupe des miens, fit Morosini avec une hypocrisie parfaite.
– Je n’ai plus rien d’autre à faire que rentrer à Paris. Si tu as besoin de moi et de mon véhicule nous sommes à ta disposition. A ce propos, pourquoi es-tu à Salzbourg ? ... et qu’est-ce que tu es allé faire à l’Opéra avec Simon ? ajouta Vidal-Pellicorne, une lueur soupçonneuse allumée soudain au fond de son œil. Il ne serait pas, par hasard, question de... d’une...
Il hésitait d’autant plus devant le mot que le valet, toujours fidèle à son personnage, ne s’éloignait dans le couloir qu’avec une solennelle lenteur. Aldo eut un grand sourire :
– Parie là-dessus et tu gagneras ! fit-il joyeusement. Seulement, que tu le veuilles ou non, tu attendras le dîner. J’ai vraiment besoin d’un bon bain.
– Tu trouves chic de me faire lanterner ?
– C’est la meilleure, celle-là ! Écoute un peu, mon bonhomme ! Moi ça fait une semaine que je me pose des questions à ton sujet et le petit entretien que j’ai eu avant-hier avec ton précieux Théobald n’a rien arrangé ! Ça, tu peux être fier de lui : il est plus discret qu’un confessionnal !
– Tu as été chez moi ?
– Brillante déduction ! Tout ce que j’ai pu en tirer après l’avoir passé à la question, c’est que tu étais parti en vacances avec une dame. Alors, tu patientes jusqu’au dîner !
Adalbert n’insista pas mais, à la surprise de son ami, il devint tout à coup d’un beau rouge brique et s’engouffra dans sa chambre :
– Comme tu voudras, marmotta-t-il. On se retrouve à huit heures.