Et la porte se referma sur lui.
Les deux hommes en smoking s’attablèrent dans le Roten Salon, le palace salzbourgeois poussant sa dévotion au régime impérial jusqu’à donner ce nom à l’un de ses deux restaurants. Connaissant bien la ville et l’Osterreichischer Hof où il descendait d’habitude, Adalbert s’était chargé du menu. Ce fut lui aussi qui ouvrit le feu, profitant de ce que tous deux se trouvaient encore isolés dans l’angle d’une salle à moitié vide.
– Tu me pardonneras de ne pas respecter l’ordre de tes volontés, mais ce qui m’est arrivé pendant ces mois derniers n’est pas – et de loin ! – aussi passionnant que nos relations avec Simon. Raconte, je t’en supplie, ce que vous avez fait ensemble à l’Opéra !
Sans répondre, Morosini attaqua le verre de Gespritzer[iii] qu’on leur avait servi en guise d’apéritif ce qui eut le don d’impatienter davantage encore Adalbert.
– Eh bien ! pressa celui-ci. De quoi avez-vous parlé ? A-t-il trouvé la piste de l’opale ou du rubis ?
– De l’opale. En fait, il m’a même offert le privilège de la contempler... de loin sur une dame de grande allure encore que bien mystérieuse...
Et, sans se faire prier davantage, il raconta sa soirée d’opéra mais en prenant grand soin de s’arrêter, avec un sens pervers du suspense, au moment où Aronov et lui s’étaient aperçus de la disparition de la femme aux dentelles noires.
– Disparue ! gémit Adalbert. Ça veut dire que vous l’avez perdue.
– Pas vraiment... ou pas encore ! Il se trouve que, par le plus grand des hasards, je l’avais déjà aperçue en fin d’après-midi dans la crypte des Capucins.
– Qu’est-ce que tu faisais là ?
– Une visite ! Chaque fois que je vais à Vienne, je me rends au « débarras de rois » pour y poser quelques violettes sur le tombeau du petit Napoléon. C’est ma moitié française qui parle à ces moments-là.
Suivit le récit, encore plus dramatique, le sujet s’y prêtant, de l’étrange entrevue mais, cette fois, Morosini l’acheva par sa course dans les rues de Vienne derrière les roues d’une calèche fermée.
– Et tu es allé jusqu’où comme ça ? souffla
Vidal-Pellicorne, tellement passionné qu’il en oubliait le morceau d’anguille piqué sur sa fourchette à mi-chemin de l’assiette et de sa bouche.
– Jusqu’à une demeure que je n’ai eu aucune peine à reconnaître, étant donné que je m’y étais déjà rendu. Et quand, à l’Opéra, Simon m’a dit à qui appartenait la loge où se trouvait l’inconnue, je n’ai pas eu de mal à faire le rapprochement. Mais toi aussi tu le connais, ce palais ?
– Dis-moi son nom. On verra après...
Le morceau d’anguille disparut mais faillit bien resurgir quand Morosini lâcha, avec un sourire impertinent :
– Adlerstein ! C’est dans Himmelpfortgasse... Tiens ! Bois un peu sinon tu vas t’étrangler, ajouta-t-il en offrant un verre d’eau à son ami devenu violet dans sa lutte contre le tronçon rétif.
– Eh bien ? Je ne pensais pas te faire un tel effet ? Adalbert repoussa l’eau, avala une gorgée de vin.
– Ce n’est pas toi... c’est... cette bestiole ! Il y a des arêtes, figure-toi ! Quant à ton palais, n’y ayant jamais mis les pieds, je ne le connais pas.
– En ce cas, comment se fait-il que ta voiture, elle, le connaisse ? Je l’y ai vue... ou tout au moins aperçue, tandis qu’un domestique la lavait dans la cour intérieure.
Si Morosini s’attendait à des exclamations ou à des protestations indignées, il allait être déçu. Adalbert se contenta de lui jeter un coup d’œil, tout en se massant le bout du nez d’un air perplexe, mais ne répondit pas. Aldo revint alors à la charge :
– C’est tout ce que tu trouves à dire ? Si elle était garée là, ce n’était tout de même pas sans toi ?
– Si. Je l’avais prêtée.
– Prêtée ? Puis-je te demander à qui ?
– Je te le dirai tout à l’heure... Plus j’y réfléchis et plus je pense que le mieux est que je te raconte maintenant mes aventures personnelles. Tu comprendras mieux !
– Je t’écoute.
– Bien. Tu as appris que j’ai failli être victime, en Egypte, d’une erreur judiciaire ?
– Une statuette que l’on t’accusait d’avoir volée et que l’on a heureusement retrouvée ?
– Pas heureusement ! Par hasard plutôt, dans un coin du tombeau où elle a dû retourner toute seule. Le vrai voleur – dont je soupçonne qui il peut être – l’y a déposée quand il a pris peur après la mort étrange de lord Carnavon...
– J’ai en effet appris cette disparition bizarre. Une piqûre de moustique à ce que l’on a dit ?
– Qui a déclenché un érysipèle meurtrier, mais assez nombreux sont ceux qui pensent voir, dans cette mort, une sorte de malédiction attachée à ceux qui ont dédaigné l’inscription découverte à l’entrée de la tombe : « La mort touchera de ses ailes celui qui dérangera le pharaon. » Il y a eu encore une ou deux disparitions inexplicables et, je te le répète, notre homme aura eu la frousse !
– Et toi, tu y crois à cette malédiction ?
– Non. Le pauvre Carnavon est mort le 5 avril et la salle contenant le sarcophage n’était même pas encore ouverte. Mais moi, ça m’a tiré de prison. Pour être franc, je l’aurais volontiers prise, cette statue, et je ne l’aurais jamais rendue... même s’il m’avait fallu encourir les foudres du défunt. Elle méritait qu’on se damne pour elle ! soupira l’égyptologue avec des larmes dans la voix. Une ravissante petite esclave nue, en or pur, présentant une fleur de lotus. La plus pure expression de la beauté féminine ! Et quand je pense que ce gros misérable l’a eue en sa possession pendant des semaines et que...
– Arrête ! coupa Aldo. Si tu t’embarques dans cette histoire, nous ne sommes pas près d’en sortir. Revenons à notre point de départ : ta voiture miraculeusement transportée à Vienne ! Alors, autant prendre ton récit après ta libération...
– Entendu ! Inutile de te dire que j’ai reçu des excuses de l’expédition et des autorités anglaises. Pour se faire pardonner, ils m’ont même demandé d’escorter jusqu’à Londres un envoi destiné au British Museum.
– Curieux honneur ! Tu aurais préféré diriger ça sur le musée du Louvre ?
– Bien sûr, et je me suis même demandé si ce n’était pas un nouveau piège, puisque lord Carnavon s’était engagé à remettre aux Égyptiens la totalité du produit de ses fouilles, mais Carter – toujours bien vivant, lui ! – entendait que son pays profite un peu de ses trouvailles et comme c’est lui le découvreur... Donc je suis parti pour Londres où j’ai reçu un grand accueil et où j’ai eu le plaisir de revoir notre ami Warren !
– Le pauvre ! Tu as vu ce qui lui est arrivé ? Notre Rose d’York s’est envolée de nouveau !
– Ça, mon ami, c’est le cadet de mes soucis. Et, s’il te plaît, ne changeons pas de sujet ! fit Adalbert.
J’ai donc été admirablement traité et je suis même rentré en France dans les bagages de sir Stanley Baldwin qui venait en visite officielle. Ce qui m’a valu le plaisir d’être invité à la grande réception offerte par lord Crewe, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, et c’est là que j’ai fait la rencontre inattendue d’une bien charmante jeune fille en difficulté. J’étais allé fumer un cigare dans les jardins, quand j’ai été le témoin d’une scène déplaisante : un quidam était en train de brutaliser une femme pour l’obliger à l’embrasser.
– Et tu as volé à son secours ? dit Morosini suave.
– Tu aurais agi de même quelle que soit la dame, mais j’ai cogné avec d’autant plus d’enthousiasme que je venais de la reconnaître : c’était Lisa Kledermann !