– Le goût du romantisme, peut-être ? Vous êtes vénitien et le mystère que suggère cette femme pique votre curiosité et votre imagination ? reprit la comtesse.
« Décidément je ne lui plais pas ! Le type de Vienne a dû la prévenir contre moi », pensa Morosini, qui décida alors de prendre le problème de face et de jouer la franchise.
– Faites-moi la grâce, madame, si vous me prêtez des sentiments, de les choisir moins futiles. Il s’agit d’une affaire importante et je dirais même grave : cette dame possède un bijou qu’il me faut acquérir à n’importe quel prix.
La stupeur et l’indignation firent taire la comtesse pendant un instant puis se dissipèrent pour faire place à la colère :
– Des sentiments moins futiles ? Mais c’est pis encore ! La simple et vulgaire convoitise d’un marchand. Une question d’argent ! Même si je n’ai pas l’avantage de vous connaître, je n’ignore pas votre réputation de négociant expert en joyaux anciens. Je crois, ajouta-t-elle, que nous n’avons plus rien à nous dire. Sinon mon intention de conseiller à ma petite-fille de mieux choisir ses amis !
La tentation fut grande pour Aldo de jeter au visage de l’arrogante vieille dame que sa précieuse petite fille, déguisée en quakeresse, avait été à ses ordres pendant deux ans, mais il gardait trop d’amitié à la fausse Hollandaise pour lui jouer ce mauvais tour. Il préféra avaler et tenter de convaincre :
– Madame, madame, je vous en prie, ne me condamnez pas sans m’entendre ! Il ne s’agit pas du tout de ce que vous croyez et je vous jure qu’il n’y entre aucune convoitise ni espérance de gain. Ce bijou... ou tout au moins l’opale qui en est le centre, a une histoire tragique comme il advient d’ailleurs à toute pierre arrachée à un objet sacré. Celle-là n’échappe pas au sort habituel si, comme on me l’a assuré, elle a été portée par la malheureuse impératrice Elisabeth. L’acheter à cette dame, c’est lui rendre service, croyez-moi...
– Ou lui briser le cœur ! Il suffit, prince ! Vous touchez là un secret de famille et ce n’est pas moi qui le divulguerai. A présent, je n’ai plus de temps à vous consacrer !
Il était difficile de s’attarder sans se montrer grossier. Pourtant, Adalbert tenta de venir au secours de son ami :
– Permettez-moi un mot, comtesse ! Tout ce que vient de vous dire le prince Morosini est l’expression même de la vérité. Lui et moi sommes à la recherche de plusieurs pierres attachées jadis à un objet de culte. Nous en avons retrouvé deux. Il en reste deux et l’opale est de celles-là !
Je ne mets pas votre parole en doute, monsieur. Ni celle du prince mais, dans ce cas, il vous faudra attendre, pour acheter ce bijou, qu’il tombe aux mains des héritiers de sa propriétaire car, elle vivante, vous ne l’aurez pas ! Je vous donne le bonjour, messieurs !
Un coup de sonnette venait de rappeler le majordome qu’il fallut bien suivre.
– Veux-tu me dire pourquoi je lui ai fait peur ? murmura Morosini tandis qu’ils rejoignaient leur voiture.
– Je ne sais pas mais j’ai eu la même impression.
– J’ai peut-être eu tort d’attaquer si brutalement ? J’éprouve la désagréable sensation d’avoir fait un pas de clerc.
– Peut-être mais ce n’est pas sûr. Avec ce genre de femme, il vaut mieux parler net. Peut-être aurions-nous dû lui demander simplement où est Lisa ? Sa petite-fille pourrait être plus malléable ?
– Ne t’y fie pas ! Et puis il est possible qu’elle ne sache rien. La comtesse ignore bien que sa chère petite-fille a passé deux ans chez moi !
– Et ça, tu ne le digères pas !
Ils remontaient dans l’Amilcar lorsqu’une calèche fit son apparition et s’arrêta juste devant le nez de la voiture. En surgit, armé d’une valise, un jeune homme que Morosini reconnut au premier coup d’œil : c’était son agresseur de chez Demel. La reconnaissance fut d’ailleurs réciproque. Posant sa valise presque sur les pieds du majordome, le bouillant personnage se rua sur Aldo :
– Encore vous ? Je croyais pourtant vous avoir prévenu mais vous devez être dur d’oreille, alors je vous donne un dernier avis : cessez de courir après elle ou vous aurez affaire à moi !
Ayant dit, il virait déjà sur ses talons quand Morosini, perdant patience, l’empoigna par sa veste grise lisérée de vert et l’obligea à lui faire face :
– Un instant, mon garçon ! Vous commencez à m’agacer plus que de raison, alors mettons les choses au point une bonne fois pour toutes ! Je ne cours après personne sinon peut-être après Mme von Adlerstein et j’aimerais savoir quelle raison vous auriez de vous y opposer ?
– Ne faites pas l’innocent ! Il n’a jamais été question de tante Vivi mais bien de ma cousine Lisa ! Alors retenez ceci : moi Friedrich von Apfelgrüne, je suis décidé à l’épouser et je ne veux plus voir de godelureaux, étrangers de surcroît, lui tourner autour ! Maintenant lâchez-moi, vous m’étranglez !
– Pas encore, mais ça va venir si vous ne me faites pas sur-le-champ des excuses ! gronda Morosini sans rien relâcher du tout. Personne ne s’est encore permis de me traiter de godelureau.
– Ja... jamais ! gargouilla le jeune homme.
– Lâche-le ! conseilla Adalbert. Tu es en train de faire mûrir un peu vite cette pomme verte[iv].
Le majordome se lançait à la rescousse :
– Voyons, monsieur Fritz, vous ne serez donc jamais raisonnable ? Vous savez pourtant que Mlle Lisa déteste vos façons de vous en prendre à ses amis dès qu’ils ont dépassé l’âge de dix ans ? Quant à Votre Excellence, qu’elle veuille bien consentir à le libérer. Mme la comtesse sera déjà assez mécontente quand elle saura...
– Je sais déjà, Josef ! fit la vieille dame qui venait d’apparaître en haut des marches, appuyée sur une canne et enveloppée d’un châle. Viens ici, Fritz, et cesse de faire l’imbécile ! Acceptez mes excuses avec les siennes, prince ! Ce jeune fou délire dès qu’il s’agit de sa cousine.
Aldo ne put faire autrement que lâcher prise, s’incliner et reprendre sa place auprès d’Adalbert qui démarra en faisant voler les graviers de l’allée.
En redescendant vers la ville, on roula en silence pendant un moment, chacun des deux hommes enfermé dans ses propres pensées, jusqu’à ce qu’enfin Adalbert marmotte :
– Tu imagines Lisa mariée à cet olibrius ?
– Pas un instant ! Et j’ose espérer qu’il fait partie de ces gens qui prennent leurs désirs pour des réalités. En ce qui me concerne, je commence à trouver qu’elle t’intéresse beaucoup, Lisa ? C’est à elle que tu penses alors que nous venons d’essuyer un échec ?
– Oui, parce qu’elle est désormais la seule qui puisse nous mettre sur la piste de la dame à l’opale.
– J’ai tout gâché, ragea Morosini. Je n’aurais jamais dû la prendre de front ! Maintenant, elle ne nous dira plus jamais où se trouve cette chère Mina !
– Cesse de l’appeler comme ça ! C’est agaçant ! Cela dit, la grand-mère me le confiera peut-être à moi ? Je peux toujours essayer d’y retourner seul ? Demain, par exemple ? Je dirai que tu es reparti...
Morosini haussa les épaules, désabusé :
– Pourquoi pas ? Au point où nous en sommes... Le destin, cependant, eut la bonne idée de les secourir en leur envoyant un auxiliaire inattendu.
Après un dîner morose composé de truites et dégusté dans une salle à manger à moitié pleine, donc à moitié vide, on décida, pour se réchauffer l’âme – une pluie fine était tombée en fin de journée, chassée ensuite par un vent aigre – d’aller boire un verre ou deux au bar qui était le seul endroit un peu chaleureux de ce palace. Une surprise les y attendait sous les apparences du jeune Apfelgrüne perché sur un tabouret devant le haut comptoir d’acajou et en train de vider son cœur dans le giron d’un barman blasé.