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La vieille dame balaya l’objection d’un geste.

– Josef le prépare. A présent, donnez-moi des explications. Votre lettre m’a alarmée : tout ce mystère autour de votre visite quand il était si facile de venir au grand jour.

– Je l’aurais cent fois préféré à cette randonnée Vienne-Ischl et retour en pleine nuit mais la démarche que j’accomplis exige le secret et cela dans votre propre intérêt, Valérie. Personne ne doit savoir que je suis ici. Vous avez bien suivi mes instructions ?

– Naturellement. Mes serviteurs ont été éloignés, sauf mon vieux Josef, et les chiens sont enfermés. Ne dirait-on pas, ma parole, qu’il s’agit d’une affaire d’État ?

– C’est le mot qui convient quand on est l’émissaire d’un chancelier. Mgr Seipel désire que je vous parle de votre protégée...

– Elsa ?

Le visiteur ne répondit pas tout de suite. Après avoir frappé discrètement, Josef faisait son apparition avec un plateau supportant café, crème fouettée, eau glacée et pâtisseries. Il déposa le tout sur une petite table tirée d’un ensemble gigogne qu’il disposa devant la cheminée avant de se retirer sur un salut respectueux.

– Tu vois bien qu’on a eu raison de rester, chuchota Adalbert. J’ai idée qu’on va entendre des choses très intéressantes.

Le plateau étant à portée de sa main, Mme von Adlerstein servit son visiteur mais, en accomplissant les gestes rituels, la fragile porcelaine tinta un peu, trahissant une certaine nervosité.

– Que veut notre chancelier ? demanda-t-elle.

– Il craint... qu’Elsa ne soit en danger et vous savez à quel point les drames successifs qui ont touché la maison de Habsbourg sont demeurés sensibles à ce grand chrétien. Il n’a aucune envie de voir la série continuer.

– Je l’en remercie, mais dites-moi en quoi cette malheureuse femme qui vit cachée peut attirer sur elle la Fatalité ?

– Cachée ? Pas tout à fait. Il y a ces apparitions qu’il lui arrive de faire à l’Opéra et dans votre loge.

– Jusqu’ici personne n’avait paru y voir d’inconvénients. Elles sont d’ailleurs rares. On ne l’y a vue que trois fois...

– C’est encore trop ! Comprenez donc, Valérie ! Cette femme de grande allure et d’une élégance parfaite encore qu’un peu surannée, cette haute et mince silhouette qui dissimule si bien son visage et si peu ses bijoux ne peut qu’exciter la curiosité. J’étais moi-même à l’Opéra pour la dernière représentation du Rosenkavalier et j’ai remarqué l’attention avec laquelle certains spectateurs l’observaient. Notamment deux hommes qui se trouvaient dans la loge du baron de Rothschild. Leurs jumelles ne l’ont guère quittée et je crois qu’ils n’étaient pas les seuls. Il faut que cela cesse ou nous aurons du vilain.

– Lui interdire de retourner là-bas ? J’y pense, figurez-vous, mais j’aurai peine à le faire. Cela représente tellement pour elle ! Son unique espérance en somme... Elle prend pourtant de grandes précautions, n’arrivant jamais qu’après le lever du rideau, quand les habitués de l’Opéra tous fervents mélomanes sont déjà sous le charme. Pendant les entractes, elle ne sort pas, se retire au fond de la loge en ne laissant visible que son éventail où elle a fixé la rose d’argent. Enfin, elle part dès la dernière note. Ne vous avais-je pas prié de faire courir le bruit qu’il s’agissait d’une malade au cas où l’on poserait des questions ?

– Et on en pose. Ce maintien qu’elle a, cette allure qui en évoque une autre encore présente à tant de mémoires ! Non, ma chère, il faut que cela cesse. Ou alors qu’elle vienne à visage découvert, habillée différemment et à une autre place.

– C’est impossible !

– Pourquoi ? Elle... ressemblerait à l’impératrice ?

– Oui, beaucoup plus qu’il y a douze ans. C’est même assez étonnant...

La comtesse prit sa canne, se leva et alla lentement vers une sellette disposée dans un coin, où reposait un buste d’Elisabeth. C’était une œuvre austère parce que tardive. La femme qu’il reproduisait avait reçu la pire des blessures, celle dont on ne guérit pas : la mort d’un enfant. Au-dessus de la guimpe montant jusqu’aux oreilles, le beau visage s’érigeait, marqué par la douleur mais fier, altier même sous la couronne des tresses. Le visage d’un être qui, n’ayant plus rien à perdre, défiait le destin et la mort. La vieille dame posa une main caressante sur l’épaule de marbre :

– Elsa lui voue un culte et prend plaisir, je crois, à accentuer leur ressemblance mais, si elle cache son visage, ce n’est pas uniquement par prudence. Elle ignore ce que c’est. Ne m’en demandez pas la raison, je ne vous la dirai pas.

– Comme vous voudrez. Savez-vous qu’on la dit fille de l’impératrice et de Louis II de Bavière ?

– Ridicule ! Il suffit de regarder les dates. Quand elle est née en 1888, notre souveraine n’était plus en âge de procréer...

– Je le sais bien mais elle est tout de même de la famille. Or il y a l’imagination populaire, surtout chez les Hongrois qui n’ont jamais cessé de vénérer la mémoire de celle qui fut leur reine mais, en contrepartie, il y a des gens qui se sont juré d’effacer toute trace d’une dynastie détestée ; ceux qui ont assassiné Rodolphe à Mayerling, Elisabeth elle-même à Genève, François-Ferdinand à Sarajevo et je ne compte pas les Mexicains qui ont fusillé Maximilien. Eux avaient leurs raisons, mais j’en sais qui se demandent si la maladie qui a emporté, l’an dernier, le jeune empereur Charles, à Madère, était bien une maladie...

– C’est stupide ! La misère, une santé détruite cela ne suffit donc pas ? Une malédiction, peut-être, mais des gens chargés de l’appliquer, je n’y crois pas. D’autant que Charles laisse huit enfants. Avec leur mère l’impératrice Zita et les archiduchesses Gisèle et Valérie, sans compter la fille de Rodolphe, cela fait tout de même beaucoup de princes et princesses encore en vie, Dieu soit loué !

– Pensez ce que vous voulez. En tout cas, des avis sont arrivés à la police : on recherche votre protégée et si vous ne prenez pas de précautions...

– Voilà quinze ans que j’en prends contre les seuls ennemis que je lui connaisse : ceux qui en veulent aux joyaux qu’elle possède et qui constituent son seul bien. Personne ne sait où elle habite sauf moi et ceux qui la gardent. Quant aux trois voyages qu’elle a faits à Vienne, ce fut toujours de nuit...

– Mais elle réside chez vous ? Vos serviteurs...

– Sont au-dessus de tout soupçon et me servent depuis de longues années. Autant dire qu’ils font partie de la famille. En résumé, qu’êtes-vous venu me demander ? De convaincre Elsa de ne plus quitter sa retraite ? Je ferai tout mon possible dans ce sens parce que le dernier voyage ne s’est pas bien passé. Ce qui ne veut pas dire que j’y arriverai : quand on a vu renaître un rêve que l’on a cru mort, il est difficile d’y renoncer. Surtout pour elle : son esprit ne saisit vraiment que ce qui lui convient et néglige le reste. Sa vie, mon cher Alexandre, n’est qu’une longue attente : revoir un jour celui qui, voilà douze ans, lui a offert une rose d’argent en lui engageant sa foi...

– Et elle espère le retrouver ? Après douze années ? C’est assez incroyable !

– Pas vraiment quand on la connaît. Son histoire n’est pas banale. Elle a commencé en 1911, au soir de la première du Rosenkavalier. Elle y a rencontré un jeune diplomate, Franz Rudiger, et pour l’un comme pour l’autre, ce fut le coup de foudre. Dès le lendemain, il se présentait à elle en lui offrant la fameuse rose d’argent et tous deux se considérèrent comme fiancés. Hélas, au bout de quelques jours, Rudiger a dû s’éloigner : François-Joseph l’envoyait en mission en Amérique du Sud. Une mission si longue et difficile que, si deux ou trois lettres n’étaient pas arrivées de Buenos Aires et de Montevideo, nous aurions pu le croire mort.