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– Une mission en Amérique du Sud ? Tiens ! ... Et vous n’aviez aucune idée ?

– Quand c’est l’empereur qui ordonne on ne pose pas de questions. Vous devriez savoir cela. Quoi qu’il en soit, Rudiger est revenu en Europe au début de la guerre. Nous étions ici et lui n’a fait que toucher terre à Vienne sans avoir le loisir de nous rejoindre. Elsa a reçu deux lettres, puis plus rien pendant des mois. J’ai appris que le capitaine Rudiger était porté disparu. Le désespoir de sa fiancée a été terrible. Et puis un soir, il y a environ dix-huit mois, une nouvelle lettre est arrivée. Rudiger était vivant mais en mauvais état. Il avait été blessé gravement et il se disait encore très souffrant. Pourtant, il voulait savoir si Elsa était toujours libre, si elle l’aimait toujours. Alors il lui proposait deux dates de rendez-vous : la première et la dernière représentation de la saison d’Opéra pour Le Chevalier à la rose. S’il n’était pas assez rétabli pour la première, il s’efforcerait d’être à la dernière...

– Pourquoi ne pas donner simplement une adresse ?

– Allez savoir ! J’ai trouvé cette histoire plutôt bizarre mais Elsa était si heureuse que je n’ai pas eu le courage de la retenir. C’est alors que je vous ai prévenu afin d’éviter autant que possible qu’elle se trouve en difficulté et je vous remercie de votre aide... Évidemment, Rudiger ne s’est pas manifesté sinon par un ultime message bourré d’excuses et de mots d’amour : il était encore très faible mais il serait, il le jurait, à la représentation du 17 octobre. Il a fallu que je cède encore, bien que mon accident ne m’ait pas permis de l’accompagner. Cette fois sera la dernière. Il faudra que je parvienne à lui faire entendre raison...

– Et si d’autres nouvelles arrivent ?

– Je ne lui en parlerai même pas. Elles arrivent toujours ici et j’en prendrai connaissance la première. Voyez-vous, je suis persuadée que la dernière lettre était un piège. Vous pouvez rassurer Mgr Seipel, il n’y aura plus d’énigme vivante dans ma loge. Retournez donc à Vienne le cœur allégé ! ...

– Un moment : je n’en ai pas encore fini. Mais dites-moi un peu, Valérie, comment il se fait qu’ayant tant de relations à travers l’Europe, à commencer par moi, vous n’ayez pas essayé d’en savoir davantage au sujet de ce Rudiger.

– Ce n’est pas l’envie qui m’en manquait, soupira la comtesse mais j’aime Elsa et j’ai voulu respecter sa volonté. Or, elle s’opposait à ce que j’essaie de percer le mystère dont s’entourait celui qu’elle aime. Dites-vous bien ceci, Alexandre, elle est, comme l’était sa mère, une admiratrice passionnée de Richard Wagner et elle ne s’appelle pas Elsa en vain !

– Je vois : elle prend son Rudiger pour Lohengrin et craint de voir disparaître à jamais le Chevalier au cygne en posant la question interdite. En outre, cet homme s’appelle Rudiger comme le margrave de Bechelaren et ce nom la ramenait à l’anneau des Nibelungen et à l’univers fantastique de Wagner. Elle rêve trop votre protégée, Valérie !

– Le rêve est tout ce qui lui reste et je vais essayer de ne pas l’arracher trop brutalement !

– Elle a de qui tenir ! Mais moi qui n’ai pas une goutte du sang romanesque des Wittelsbach je vais tenter de tirer cette histoire au clair. Si cet homme était diplomate, il doit se trouver des traces quelque part. D’ailleurs...

Il avait posé son cigare dans un cendrier et, bien carré dans son fauteuil, les doigts joints par leurs extrémités, il réfléchit un moment qui parut interminable à Aldo et Adalbert menacés de crampes.

– Vous pensez à quelque chose ? demanda la vieille dame.

– Oui. A propos de cette mission en Amérique du Sud, il me revient qu’avant la guerre François-Joseph, peu satisfait d’avoir pour héritier son neveu François-Ferdinand qu’il n’aimait pas, aurait envoyé un émissaire en Argentine et même en Patagonie afin d’y relever les traces éventuelles de l’archiduc Jean-Salvator, votre ancien voisin du château d’Orth.

– Pourquoi aurait-il fait ça ? Il détestait au moins autant Jean-Salvator qu’il accusait d’avoir entraîné son fils sur la pente fatale par ses idées subversives !

– Par curiosité, peut-être ? Il ne pensait pas à lui offrir le trône mais, aux approches de la mort, il était assez normal que le vieil homme essaie d’en finir une bonne fois avec les secrets, les énigmes et tout ce qui encombre la mémoire des Habsbourg...

– ... mais fortifie leur légende ! Il se peut que vous ayez raison. En ce cas, ma pauvre Elsa a espéré en vain : jamais on n’a permis à un homme chargé d’un secret d’État de vivre comme tout le monde.

– Surtout avec un autre secret ! Ma chère, il faut que j’en finisse avec ce que je suis venu vous dire. Que vous empêchiez Elsa de se manifester ne peut suffire : il faut que vous nous la remettiez afin que nous puissions assumer sa protection !

Les yeux sombres de Mme von Adlerstein eurent un éclair sous l’arc encore parfait de ses sourcils mais sa voix demeura calme et froide quand elle répondit :

– Non ! Il ne peut en être question.

– Pourquoi ?

– Parce que ce serait mettre en péril sa raison qui est fragile, je veux bien l’admettre. Elle a l’habitude de son refuge et de ceux qui l’entourent et la soignent. Elle s’y plaît et, jusqu’à présent, le secret en a été bien gardé.

– Trop bien peut-être. Pardonnez-moi de vous dire cela, cousine, même si cela vous paraît brutal, mais vous n’êtes plus jeune. Qu’adviendrait-il de votre protégée s’il vous arrivait malheur ?

Elle eut un sourire si semblable à celui de sa petite-fille qu’Aldo crut un instant voir Lisa quand elle aurait des cheveux blancs.

– Ne vous souciez pas de cela. Mes dispositions sont prises. Si je meurs, Elsa n’aura pas à en souffrir. Votre argument n’est pas valable...

– Ce secret est lourd. Vous ne voulez pas le partager au moins avec moi qui vous suis très attaché ?

– Ne m’en veuillez pas, Alexandre, mais c’est toujours non. Moins on partage un secret et mieux il se porte ! Plus tard peut-être, quand je me sentirai trop vieille, ajouta-t-elle, en voyant s’assombrir la figure de son visiteur. Mais, pour l’instant, n’insistez pas. C’est inutile !

– A votre aise, soupira Alexandre en s’extrayant de son fauteuil. A présent, il se fait tard et je dois rentrer...

– Nous aussi ! chuchota Adalbert.

Bien qu’un peu ankylosés, les deux hommes réussirent à quitter la loggia et à revenir sur leurs pas. Une fois réinstallés dans la voiture, ils n’avaient pas encore échangé un seul mot mais, contrairement à ce qu’attendait Aldo, Adalbert ne mit pas le moteur en marche.

– Eh bien ? Tu n’as pas envie de rentrer ?

– Pas tout de suite. J’ai l’impression que la comédie n’est pas encore terminée. Il y a quelque chose qui me tracasse...

– Quoi ?

– Si je le savais. Ce n’est qu’une impression, je viens de te le dire mais, quand ça m’arrive, j’aime bien aller jusqu’au bout.

– Bien ! fit Morosini résigné. En ce cas, donne-moi une cigarette, mon étui est vide.

– Tu fumes trop ! dit l’archéologue en s’exécutant.

Ils gardèrent le silence un moment. Le vent qui se levait chassait les nuages et la voûte céleste qui paraissait entre les cimes des sapins s’était éclaircie. Un air frais chargé des senteurs de la forêt et de la terre mouillée entrait par les vitres baissées. Le mélange avec l’odeur du tabac blond et celle, grisante, de l’aventure était des plus agréables pour Aldo qui le respirait avec plaisir quand, soudain, le bruit d’une voiture se fit entendre et, peu après, le double pinceau lumineux des phares éclaira la route en contrebas. Aussitôt, Adalbert, avec une exclamation ravie, mit son moteur en marche mais sans allumer ses propres feux :