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Morsini faillit applaudir tant il était content : la chère dame venait, le plus innocemment du monde, de lui offrir un précieux renseignement : l’adresse qu’il eût été délicat de demander s’agissant de celle d’une amie de sa mère. Il se contenta d’un soupir accompagné d’un sourire mélancolique :

– Eh bien, je n’ai pas de chance ! Il faudra que je me contente de déposer ma carte avec un mot. La comtesse me fera peut-être tenir de ses nouvelles...

– Oh, je suis certaine qu’elle n’y manquera pas ! Elle sera aussi ravie de vous retrouver que je le suis moi-même...

Cela Morosini en doutait, puisque la grand-mère de Mina-Lasa ignorait tout de son existence.

Le lendemain, dans l’après-midi, il flânait en dépit de la pluie dans Himmelpfortgasse, distante d’environ deux cents mètres de son hôtel. C’était une ruelle comme on en trouve beaucoup dans la ville intérieure, celle qu’enfermaient jadis les remparts que l’empereur François-Joseph avait remplacés par le Ring, le magnifique boulevard circulaire planté d’arbres et de jardins. Et, comme ses semblables, elle était bordée de maisons anciennes et de deux ou trois palais dont l’un surtout attirait l’œil : trois étages de hautes fenêtres au-dessus d’un entresol, un imposant portail cintré de chaque côté duquel des atlantes chevelus soutenaient un admirable balcon de pierre ajouré. Deux portes de côté, plus petites, donnaient accès aux œuvres vives du palais. Un peu étroite – sept fenêtres seulement s’alignaient à chaque étage – cette demeure s’apparentait assez à celles de la haute bourgeoisie du xviii siècle, mais les armes qui timbraient l’auvent sculpté de l’ouverture centrale annonçaient l’aristocratie et, comme une aigle noire perchée sur un rocher s’y étalait sur champ d’or, Morosini n’eut plus le moindre doute : c’était bien la maison qu’il cherchait puisque Adlerstein signifiait la pierre de l’aigle.

Un long moment, le promeneur resta en contemplation sans qu’aucun des rares passants y attachât d’importance : dans cette superbe ville, les visiteurs s’arrêtaient à chaque pas pour admirer tel ou tel édifice. Aucun signe de vie derrière les doubles fenêtres jusqu’à ce qu’un homme sortît par l’une des petites portes, un panier au bras : sans doute un serviteur allant faire quelques achats et, du coup, Morosini se décida : en trois enjambées rapides, il eut rejoint son objectif :

– Veuillez m’excuser, dit-il en allemand, mais j’aimerais savoir si ce palais est bien celui de la comtesse von Adlerstein.

Avant de répondre l’homme s’accorda le temps de jauger cet étranger élégant dont l’allure n’était pas celle de tout le monde. L’examen dut être satisfaisant car il laissa tomber :

– C’est bien ici.

– Je vous remercie, fit Morosini avec un sourire à désarmer une douairière. Au cas où vous feriez partie de son personnel, sauriez-vous me dire si j’ai une chance d’être reçu par la comtesse ? Je suis le prince Morosini et je viens de Venise, se hâta-t-il d’ajouter en décelant une lueur de méfiance dans l’œil du personnage.

Très fugitive d’ailleurs ! La glace dont s’enveloppait le visage encore élargi par d’épais favoris à la François-Joseph fondit comme sous un rayon de soleil.

– Que Votre Excellence me pardonne ! Je ne pouvais pas deviner. Malheureusement, Mme la comtesse est absente. Votre Excellence désire-t-elle laisser un message ?

Aldo tâta les poches de son imperméable :

– Ce serait avec plaisir mais je n’ai pas ce qu’il faut pour écrire. Cependant, je peux faire porter un mot par le chasseur de l’hôtel Sacher et, si votre maîtresse revient, j’espère avoir le plaisir de la rencontrer ?

– Sans doute, si le séjour de Votre Excellence se prolonge. Mme la comtesse a été victime, récemment d’un accident... sans gravité heureusement mais qui la contraint au repos. Elle a préféré demeurer dans sa résidence d’été du Salzkammergut. Si Votre Excellence lui écrit, je ferai parvenir la lettre aussitôt.

– Ne serait-il pas plus simple, en ce cas, de me donner son adresse ?

– Non, fit l’homme dont la voix onctueuse sécha d’un seul coup. Mme la comtesse tient à ce que son courrier passe par Vienne. Comme elle voyage souvent, cela évite des pertes. Je suis, de tout mon cœur, le serviteur de Votre Excellence.

Et le « serviteur » s’éloigna en direction de Käertnerstrasse, laissant Morosini un peu désorienté. Non par la formule, la politesse autrichienne se révélant souvent aussi sentimentale que courtoise. Ce qu’il trouvait bizarre, c’était le refus, atténué mais évident, de lui confier l’adresse demandée. Quant à écrire une lettre, il ne pouvait plus en être question dans de telles conditions. A partir de ce soir, sans doute, il aurait autre chose à faire que courir après une vieille dame peut-être lunatique. Il regrettait déjà d’être venu jusqu’à ce palais. Lisa, si elle l’apprenait, pouvait se tromper du tout au tout sur son intention amicale. Mieux valait laisser tomber...

Fort de cette conclusion et ayant un après-midi à user, Morosini décida d’en profiter pour rafraîchir ses connaissances sur le Trésor des Habsbourg. Simon Aronov n’avait-il pas laissé entendre, lors de leur première rencontre, que l’opale s’y trouverait peut-être ? Aussi se rendit-il à la Hofburg, l’ancien palais impérial, dont une partie était occupée par les bureaux du gouvernement et une autre par le Trésor. Mais s’il vit une opale, superbe, d’origine hongroise, voisinant avec une hyacinthe de même provenance et une améthyste espagnole, ce ne pouvait pas être celle qu’il cherchait : elle était beaucoup trop grosse !

Il se consola en admirant la magnifique émeraude sommant la couronne impériale et les vestiges du trésor de la Toison d’or. En revanche, il s’étonna de ne voir aucun des joyaux ayant appartenu aux derniers souverains. Il savait que l’impératrice Elisabeth, l’ensorcelante Sissi, possédait, entre autres, une fabuleuse parure d’opales et de diamants offerte, en vue de son mariage, par l’archiduchesse Sophie, sa tante et future belle-mère, qui l’avait portée elle-même au jour de ses noces. N’en trouvant pas trace, il tenta de s’informer, demanda à être reçu par le conservateur et là se heurta à un fonctionnaire revêche qui se contenta de déclarer :

– Nous ne possédons plus aucun des joyaux privés. Ils nous ont été enlevés à la fin de la guerre, ce qui est fort regrettable. D’autant que le « Florentin » le grand diamant jonquille provenant des ducs de Bourgogne, s’est vu compris dans ce véritable vol du peuple autrichien. Ainsi d’ailleurs que les bijoux de l’impératrice Marie-Thérèse et... et d’autres !

– Enlevés par qui ?

– Je ne crois pas que cela vous regarde. Veuillez m’excuser à présent : j’ai beaucoup à faire...

Ainsi expédié, Morosini n’insista pas mais, s’étant arrêté un instant devant le berceau du roi de Rome et les quelques souvenirs de Marie-Louise, sa mère, il pensa qu’il serait bien d’aller à présent s’incliner sur la tombe de cet enfant qui, fils de Napoléon et roi de Rome, devait achever sa courte vie sous un titre autrichien. Il se rendit donc à la crypte des Capucins.

Non qu’il nourrît une particulière affection pour le plus grand des Bonaparte, à qui Venise devait sa déchéance. En dépit du sang maternel français, un prince Morosini ne pouvait pardonner l’arbre de la liberté planté le 4 juin 1797 sur la place Saint-Marc, l’abdication du dernier Doge Ludovico Manin et enfin le feu de joie dans lequel les troupes de la nouvelle République française brûlèrent le Livre d’Or de Venise et les insignes du séculaire pouvoir ducal, mais le tout jeune homme qui reposait là, exilé, meurtri dans son âme et à jamais captif de l’Autriche nourrissait son amour du romantisme et lui inspirait une pitié profonde. Il aimait venir le saluer.