– On verra bien ! Il est certain que vous venez de nous rendre un grand service mais vous allez devoir paraître à l’enquête : vous êtes le seul à l’avoir vue enfouir cette arme...
– Vous voulez dire que ce sera sa parole contre la mienne ? Je n’y vois aucun inconvénient. En revanche, il y a une question que je me pose...
– Parions que je me la pose aussi ! Où ce pistolet a-t-il été caché après le meurtre du conseiller Golozieny ? Quand nous avons arrêté la voiture, nous Bavons passée au peigne fin et ce n’est pas un objet nui échappe à un peigne fin...
– Vous n’avez pas fouillé les occupants ?
– Le chauffeur si. Quant à la baronne elle nous a donné son manchon et son petit sac. Elle a même retiré son manteau de fourrure pour nous montrer qu’il était impossible de cacher ça sous la robe assez ajustée qu’elle portait.
– Pourtant, il devait être quelque part puisque ces gens ne s’attendaient pas à rencontrer la police ? Ou alors Solmanski l’a gardé sur lui et cela signifie qu’il a eu, sous votre nez, un contact quelconque avec sa sœur...
La figure pleine et ronde de l’Autrichien eut l’air de se chiffonner tout à coup. Il n’avait pas aimé le « sous votre nez » de Morosini :
– Il y a encore une solution, grogna-t-il et c’est celle qu’emploiera l’avocat de la baronne : pourquoi donc l’arme n’aurait-elle pas été en votre possession ? Comme vous l’avez dit fort justement, ce sera sa parole contre la vôtre. Et vous êtes étranger !
– Et elle ne l’est pas peut-être ?
– Elle est polonaise et une partie de la Pologne appartenait à l’empire d’Autriche.
Aldo sentit la colère le gagner :
– Et vous croyez qu’ils vous en sont reconnaissants, à Varsovie ? Pas plus que nous autres, les Vénitiens, que vous avez occupés au mépris de tous droits ! J’ai même pu apprécier votre hospitalité carcérale pendant la guerre. Alors nous devrions faire jeu égal. D’autant que le véritable nom de son frère est Ortschakoff et qu’il est russe. J’ai bien l’honneur de vous saluer, Herr Polizeidirektor !
Il empoigna son chapeau qu’il avait posé sur une chaise en entrant, s’en coiffa d’un geste énergique et s’élança vers la porte, qu’il ouvrit mais, avant de sortir, il se ravisa :
– Ne perdez pas de vue que j’étais dans la voiture de Mme von Adlerstein tandis que l’on abattait son cousin et qu’elle s’en portera garante ! Et puis, un conseil : si vous écrivez au superintendant Warren demandez-lui donc quelques petits tuyaux sur l’art de mener une enquête ! Vous avez tout à y gagner !
– Tu n’aurais jamais dû lui dire ça ! fit Adalbert quand il le retrouva à l’hôtel. Il ne nous aime déjà pas beaucoup et si nous n’avions nos grandes entrées à Rudolfskrone, nous aurions peut-être même eu quelques ennuis...
– ... manquerait plus que ça ! mâchonna Morosini. Écoute, mon bonhomme, tu feras ce que tu voudras mais moi je réponds aux questions du juge d’instruction ou quel que soit le nom dont on les appelle ici, je fais mes adieux à ces dames et je rentre à Venise ! De là, j’essaierai d’accrocher Simon !
– Oh, je n’ai pas non plus l’intention de m’éterniser ! Il fait trop mauvais ici. Mais pour ce qui est de nos châtelaines, ce n’est pas nous qui leur dirons au revoir les premiers. J’ai là une invitation à dîner pour demain soir, ajouta-t-il en tirant de sa poche un élégant carton gravé. Comme tu peux le voir, c’est quelque chose de presque officiel... et en grande tenue ! Il y a aussi un petit mot moins empesé qui nous apprend que ces dames, sur les instances de la « princesse », ont décidé de rentrer à Vienne !
– Sur les instances d’Elsa ? Seigneur ! gémit Morosini, je lui ai dit que je devais retourner dans la capitale pour un complément de traitement ! Dix contre un qu’elle va me demander de partir avec elle !
– Là, je crois que tu te trompes et que, bien au contraire, la comtesse souhaite te ménager une porte de sortie. Sinon pourquoi ce dîner d’apparat ?
– Je te rappelle qu’Elsa parlait, elle, de repas de fiançailles ? Et je ne veux pas me fiancer ! Elle a mon âge, Elsa, ou presque, et si touchante qu’elle soit, je ne veux pas l’épouser. Quand je me marierai ce sera pour avoir des enfants !
– Tu épouseras un ventre comme disait Napoléon ? Comme c’est romantique et agréable à entendre pour une femme éprise ! fit Adalbert narquois. Mais moi je crois que tu n’as rien à craindre. C’est un certain Franz Rudiger qu’elle veut et tu ne vas pas changer de nom ? ... D’ailleurs je vais monter toucher un mot de tout ça à Lisa, voir quelle conduite nous devrons tenir et...
– Tu n’iras nulle part ! Il y a le téléphone, non ? C’est beaucoup plus commode ! Surtout quand il pleut !
Le sourire d’Adalbert s’élargit devant la mine orageuse de son ami.
– Pourquoi ne veux-tu pas que j’y aille ? On dirait que ça t’ennuie ?
– Non, mais si Lisa a quelque chose à nous dire, elle saura bien nous le faire savoir !
Adalbert ouvrit la bouche pour répliquer puis la referma. Il commençait à connaître les humeurs noires de son ami. Dans ces moments-là, il était tout aussi imprudent d’aller caresser un tigre à rebrousse-poil. Et jugeant préférable de vider les lieux, il dit :
– Je vais prendre un chocolat chez Zauner. Tu tiens avec moi ?
Il sortit sans attendre une réponse qu’il connaissait déjà.
CHAPITRE 11 LE DÎNER D’OMBRES
La sortie brutale de Morosini fut-elle efficace ou bien le directeur de la police de Salzbourg était-il plus déterminé qu’il n’en donnait l’impression, toujours est-il que, le soir même, on arrêtait la baronne Hulenberg et son chauffeur. Après le départ du prince, Schindler s’était rendu chez elle avec un mandat de perquisition : on avait retrouvé sans peine la paire de gants mouillés et souillés de terre que l’on n’avait pas encore songé à nettoyer, et l’on s’était aperçu que le chauffeur cachait sous une fausse identité un ancien repris de justice. Aldo fut convoqué pour faire la déposition officielle que son coup de colère n’avait pas permise. Comme il n’aimait pas blesser les gens, il s’en excusa et félicita le policier.
– J’espère, ajouta-t-il, que vous retrouverez bientôt le frère. C’est lui le plus dangereux et, surtout, c’est lui qui a les bijoux...
– J’ai bien peur qu’il ne soit déjà passé en Allemagne ! La frontière est si proche de Salzbourg ! Tout ce que nous pouvons faire, c’est lancer un mandat d’arrêt international mais sans grand espoir d’aboutir à quelque chose étant donné l’état d’anarchie qui règne dans la République de Weimar.
– Il n’est pas certain qu’il y reste et, dans les pays de l’Ouest, la police est efficace.
– Surtout en Angleterre, fit Schindler mi-figue mi-raisin. Et on sépara sur cette flèche du Parthe...
La journée du lendemain parut d’autant plus longue que rien ne vint sinon, au courrier, une lettre de Venise qui laissa Morosini perplexe et inquiet.
Ce n’étaient pourtant que quelques lignes sous la plume de Guy Buteau lui demandant s’il pensait s’attarder encore longtemps en Autriche. La santé de la maisonnée était excellente, cependant tous souhaitaient que le retour du maître ne soit pas reporté aux calendes grecques. Et c’est ce côté anodin qui troubla Aldo. Il connaissait trop bien son fondé de pouvoir ! Guy n’avait pas l’habitude de lui écrire des fadaises. Sous les phrases conventionnelles, Aldo croyait deviner une sorte d’appel au secours.