– J’ai l’impression qu’il se passe quelque chose chez moi et que Buteau n’ose pas me le dire, confiât-il à Adalbert.
– C’est possible mais, de toute façon, tu comptais repartir prochainement ?
– Dans deux ou trois jours. Après la soirée de demain, je n’aurai plus rien à faire ici...
– A merveille ! Annonce chez toi que tu rentres ! ...
– Je vais faire mieux : je vais téléphoner !
Il fallait compter un minimum de trois heures d’attente pour Venise et il était déjà cinq heures du soir. Devant l’énervement visible de son ami, Vidal-Pellicorne proposa sa panacée personnelle : aller manger quelques gâteaux et boire un chocolat chez Zauner. Le temps était toujours aussi affreux mais l’hôtel n’en était pas loin.
– Rien de tel que quelques douceurs pour rendre la vie plus confortable, plaida l’archéologue qui était gourmand comme une poêle à frire. Et c’est bien meilleur que l’alcool...
– Comme si tu n’aimais pas ça aussi ! Tu ferais beaucoup mieux de me dire que tu en as un peu assez de la cuisine du Kaiserin Elisabeth ! Tu n’auras plus faim pour dîner.
– Eh bien, on se contentera de grignoter et on passera la soirée au bar. Si ça ne te dit rien, reste ici. Moi j’y vais ! Ce Zauner est le Mozart de la crème fouettée.
Comme d’habitude, il y avait foule dans la célèbre pâtisserie-salon de thé mais on finit par trouver dans le fond de la salle, un petit guéridon rond et deux chaises. On trouva aussi Fritz von Apfelgrüne...
Assis dans un coin, entre un panneau de verre gravé et trois dames rebondies qui, sans cesser de parler, faisaient disparaître une invraisemblable quantité de gâteaux, le jeune homme égratignait d’une cuillère mélancolique une tulipe de chocolat liégeois. Les coudes sur la table, la tête rentrée dans les épaules, il offrait une image misérable et les deux arrivants s’en émurent. Tandis qu’Aldo gardait la table, Adalbert alla vers lui. Il leva des yeux découragés sur l’archéologue et celui-ci put même voir des traces de larmes :
– Qu’est-ce qui se passe, Fritz ? Vous n’avez pas l’air bien du tout.
– Oh... je suis désespéré ! Asseyez-vous !
– Merci mais je suis venu vous chercher. Venez avec nous ! On pourra peut-être vous aider ?
Sans répondre, Fritz prit sa glace et se laissa enlever tandis que Vidal-Pellicorne indiquait à la serveuse en tablier de mousseline où il l’emmenait et qu’Aldo cherchait une troisième chaise.
– Vous devriez prendre un bon café, conseilla celui-ci quand ils s’installèrent. On dirait que vous en avez besoin !
Fritz lui adressa un regard d’épagneul battu :
– J’en ai déjà bu deux... avec une demi-douzaine de gâteaux. Maintenant j’aborde les glaces.
– Vous cherchez quoi ? À vous suicider par indigestion ? On y arrive peut-être mais ça doit être long et plutôt désagréable.
– Vous me conseillez quoi alors ? Le revolver ?
– Je ne vous conseille rien du tout ! Qu’est-ce qui vous prend ? Jusqu’à présent, vous étiez le rayon de soleil de la maison !
– C’est bien fini ! J’ai compris que Lisa ne m’aime pas, qu’elle ne m’aimera jamais... et peut-être même qu’elle me déteste !
– Elle vous l’a dit ? demanda Adalbert.
– Non, mais elle me l’a fait comprendre. Je l’énerve, je l’agace. Dès que j’entre dans une pièce où elle se trouve, elle s’en va... Et puis il y a l’autre !
– Quelle autre ?
– Cette Elsa sortie on ne sait d’où et que vous avez sauvée. Moi je n’avais jamais entendu seulement parler d’elle et maintenant elle règne sur la maison. On la traite en princesse. Elle accepte tout ça comme un dû et moi elle me déteste. Pourtant je suis toujours courtois avec elle.
– Vous devez vous tromper : elle n’a aucune raison de vous détester ? N’avez-vous pas pris votre part, la nuit où elle a été sauvée ?
– Oh, elle ne doit même pas s’en douter ! Elle a plutôt tendance à me considérer comme un meuble encombrant et, pas plus tard que ce matin, elle m’a demandé si ma seule occupation dans la vie était d’accabler Lisa d’un amour dont elle n’avait que faire. Elle a dit aussi que je ferais mieux de m’en aller avant qu’on me dise clairement que j’étais de trop...
– Lisa et votre grand-tante sont d’accord avec elle ?
– Je ne sais pas. Elles n’étaient pas là, mais je ne vois pas pourquoi elles ne le seraient pas : elles sont toujours ensemble et, quand j’arrive, on me traite comme si j’étais le petit garçon qui a échappé à sa gouvernante. C’est tout juste si l’on ne me dit pas d’aller jouer ailleurs !
– Trois femmes réunies, vous savez ! Elles doivent avoir des tas de choses à se dire, fit Aldo. C’est normal que vous vous sentiez un peu perdu !
– Pas à ce point-là ! Elles pourraient au moins me laisser les accompagner quand elles vont en promenade.
– En promenade ? Par ce temps ?
– Oh, ça n’arrête pas Elsa ! Elle veut sortir à tout prix, faire de longues balades à pied. Ça l’a prise d’un seul coup : elle dit que c’est indispensable pour sa santé, pour rester mince, mais elle exige que Lisa la suive. Hier après le cimetière, elles sont allées jusqu’à la cascade de Hohenzollern. Lisa était fatiguée mais pas Elsa. Elle a même voulu y retourner ce matin... et cet après-midi, elles sont parties je ne sais où. A pied ! Je pense qu’elle est un peu folle !
Aldo ne répondit rien, cette fois. Il pensait à cette autre femme un peu déséquilibrée que l’on appelait l’impératrice errante. Elle aussi tenait à accomplir de véritables performances à la marche, au point d’exténuer ses dames d’honneur.
– Est-ce qu’Elsa mange beaucoup ?
– C’est curieux que vous me posiez cette question ! Depuis qu’elle est au château elle n’avale presque rien. Ce qui tourmente beaucoup tante Vivi. Je l’ai même entendue dire à Lisa que, depuis son enlèvement cette femme n’était plus la même... Et quand elle n’est pas dehors, elle passe des heures tête à tête avec le buste de Sissi qui est dans le bureau de tante Vivi. C’est vrai d’ailleurs qu’elle lui ressemble. Est-ce que c’est ça qu’elle essaie d’accentuer ?
– Exactement ! approuva Morosini. Il faut espérer que cela passera quand elle sera à Vienne. L’impératrice n’aimait pas vivre dans la capitale et si Elsa s’obstine dans son nouveau comportement, il faudra l’installer ailleurs. Or, vous habitez Vienne, vous. Et Lisa ne passera pas sa vie à jouer les fidèles suivantes. Elle repartira...
– Moi aussi ! affirma Fritz. Je ne sais pas encore où mais je vais m’en aller.
– Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi à
Venise ? proposa Morosini avec gentillesse. Cela vous changerait les idées.
Ce fut magique. Le visage désolé du pauvre garçon s’illumina comme si un rayon de soleil venait de se poser dessus :
– Vous... vous m’emmèneriez ? Chez vous ?
– Chez moi. Vous verrez : c’est très distrayant et j’ai une excellente cuisinière... que Lisa connaît bien. Vous pourrez parler d’elle avec Cecina. Et puis vous parlerez français avec M. Buteau. Il a été jadis mon précepteur.
Il crut un instant que Fritz allait lui sauter au cou. Il se contenta de le remercier chaleureusement, acheva sa glace et prit congé. Il avait hâte de rentrer pour commencer ses préparatifs et répandre la bonne nouvelle. Adalbert le regarda voltiger à travers la salle pleine avec amusement :
– Tu joues les bons Samaritains maintenant ? Et avec un Autrichien ?
– Pourquoi pas ? Ce garçon n’est pas responsable de sa naissance et puis, si tu veux tout savoir, je le trouve plutôt amusant ! Surtout quand il parle français !