Après un dîner frugal – Adalbert s’était bourré de gâteaux jusqu’aux ouïes – on s’installa dans le bar pour y attendre la communication d’Aldo. À l’exception d’un couple âgé qui buvait des tisanes et d’un vieux monsieur à l’élégance surannée qui faisait disparaître derrière son journal déployé un nombre appréciable de petits verres de schnaps, plus, bien entendu, le barman, il n’y avait personne. Au bout de son deuxième cognac, Aldo commençait à perdre patience quand enfin on l’appela : il était neuf heures et demie mais on avait Venise !
A sa grande surprise, Aldo entendit au bout du fil la voix bougonne de Cecina. Il était inhabituel que la cuisinière répondît au téléphone – elle détestait cela ! L’abord fut d’ailleurs tout à fait conforme aux réactions de Cecina quand elle était de mauvaise humeur :
– Ah, c’est toi ? fit-elle sans manifester le moindre plaisir. Tu ne pourrais pas téléphoner plus tôt ?
– Ce n’est pas moi qui règle les communications internationales. Où sont les autres ?
– M. Buteau dîne chez Me Massaria. Mon vieux Zaccaria est couché avec la grippe. Quant au jeune Pisani, il court la prétentaine avec... « misse » Campbell ! Qu’est-ce que tu veux ?
– Savoir ce qui se passe. J’ai reçu de M. Buteau une lettre qui m’inquiète un peu.
– Il est temps que tu te décides à demander des nouvelles ! On ne peut pas dire que tu te sois beaucoup occupé de nous ces temps derniers ! Son Excellence disparaît et la maison pourrait brûler qu’il ne s’en soucierait pas plus que si c’était la niche du chien ! En plus...
Morosini savait que, s’il ne coupait pas court, il en aurait pour une heure de diatribe et une facture astronomique :
– Assez, Cecina ! D’abord, nous n’avons pas de chien et en plus je ne téléphone pas pour subir ta mauvaise humeur. Encore une fois, dis-moi s’il se
passe quelque chose d’inhabituel ?
Le ricanement de Cecina lui vrilla les oreilles :
– Inhabituel ? Tu veux dire que, quand tu rentreras, ce sera pour recevoir ma démission ! Tu sais ce que je t’ai dit : c’est elle ou moi !
– Mais de qui parles-tu ?
– Bé, de la belle Anny ! Je ne sais pourquoi tu dépenses ton bon argent à l’installer chez la Moretti, elle est tout le temps fourrée ici. Je ne peux pas faire trois pas sans la trouver dans mes jupons et elle se mêle de tout ce qui ne la regarde pas.
– Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?
– Tu le demanderas à ton secrétaire. Il en est coiffé ! Tu disais qu’on n’avait pas de chien ? Eh bien, on en a un maintenant : un toutou bien dressé qui mange dans la main de sa maîtresse et qui s’appelle Angelo !
– Sa maîtresse ? Il aurait osé...
– Je n’ai pas tenu la chandelle alors je ne sais pas s’il couche avec mais ça m’étonnerait pas à voir la façon dont il se comporte. Elle passe sa vie ici, je te dis ! Même que ça gêne beaucoup M. Buteau pour faire régner la discipline en ton absence...
– Rassure-toi, je rentre dans deux ou trois jours et je mettrai bon ordre à tout cela ! Il n’y a pas eu de visites suspectes ? ajouta-t-il en pensant aux craintes exprimées par Anielka au sujet des révolutionnaires polonais.
– Si tu veux dire des bandits avec des escopettes et des couteaux entre les dents, non, on n’a pas eu ça !
– Bon. Alors écoute bien ! Je n’ai pas téléphoné et tu ne sais pas que je rentre ? Compris ?
– Tu veux leur faire une surprise ? Tu auras du mal.
– Pourquoi ?
– Parce que ton secrétaire paie un gamin pour aller à chaque arrivée des grands trains.
– Tiens donc ? Amoureux mais prudent ? Rassure-toi, je rentre en voiture. J’ai acheté une petite Fiat et je la laisserai à Mestre chez Olivetti... Va rejoindre ton mari, Cecina, et dors bien !
L’idée de regagner Venise en automobile lui était venue spontanément. Ce serait aussi plus simple, puisqu’il pensait emmener Fritz. Quant au reste, Aldo n’aimait pas du tout la conduite d’Anielka. Et pas davantage celle de ce jeune imbécile qui s’était laissé prendre dans ses filets.
– Nous partirons après-demain ! conclut-il après avoir mis Adalbert au courant. Je commence à trouver bizarre l’attitude d’Anielka. Elle arrive en suppliant qu’on la cache, qu’on la sauve de ses ennemis, je la mets à l’abri et elle n’a rien de plus pressé que faire de l’occupation chez moi !
– Il fut un temps où ça t’aurait fait plutôt plaisir ?
– Oui, mais ce temps-là n’est plus. Il y a trop d’ombres, trop de non-dit, trop d’obscurités sur cette créature si lumineuse en apparence ! Trop d’amants, surtout, j’en ai peur et je ne suis même pas certain d’éprouver encore pour elle de la sympathie.
– Je suppose qu’elle t’imagine toujours follement amoureux d’elle et je te rappelle qu’en s’installant chez toi elle s’est présentée comme ta fiancée.
– Je lui ai très vite ôté cette idée de la tête...
– Que tu crois ! Je jurerais qu’elle n’a pas renoncé à devenir princesse Morosini.
– En couchant avec mon secrétaire ? Ce n’est pas le bon moyen.
– Ce n’est qu’une supposition gratuite ! Je croirais plutôt qu’elle essaie d’inscrire, dans ton paysage personnel, son image... à titre indélébile. Tu auras du mal à t’en débarrasser...
– À moins que je ne réussisse à faire arrêter son père ou, mieux encore, à l’abattre !
Vidal-Pellicorne considéra un instant sans rien dire le visage crispé de son ami, les traits énergiques encore durcis par la colère, la longue silhouette nonchalante, le regard bleu pétillant si souvent d’humour ou d’ironie. Même avec une différence de vingt ans, pensa-t-il, ce ne devait pas être facile de renoncer à un tel homme ? Et grand seigneur pardessus le marché !
– Ne t’y fie pas ! finit-il par soupirer. Même avec Chimène, ça n’a pas marché.
Toutes ses fenêtres éclairées intérieurement par une forêt de chandelles – l’électricité semblait bannie ce soir – Rudolfskrone brillait dans la nuit de novembre comme un reliquaire au fond d’une crypte. Il semblait prêt à accueillir l’une de ces fêtes nocturnes, douces et raffinées, telles que les aimaient les siècles passés. Pourtant, quand à huit heures juste, la petite Amilcar rouge déposa ses occupants, il n’y avait aucune autre voiture en vue.
– Tu crois que nous sommes les seuls invités ? fit Adalbert quand le moteur arrêté leur permit d’entendre l’écho de violons jouant une valse de Lanner.
– Je l’espère ! Si cette comédie de fiançailles doit continuer, je préfère qu’elle ait le moins de témoins possible...
Un valet en livrée amarante ouvrit la portière tandis qu’un autre, armé d’un chandelier d’argent, s’apprêtait à précéder les invités dans le grand escalier :
– Mme la comtesse attend ces messieurs dans le salon des muses, leur confia ce dernier.
On avait dû, pour cette soirée, razzier toutes les fleurs de la région. Il y en avait partout et les deux hommes comprirent pourquoi ils avaient eu tellement de mal à dénicher la brassée de roses blanches dont ils s’étaient fait précéder dans l’après-midi. Elles montaient à l’assaut des grands candélabres de bronze chargés de bougies allumées, s’épanouissaient en corbeilles sur le palier et au bas de la rampe de marbre. Grâce à elles et aux petites flammes qui doraient toutes choses, le château baignait ce soir dans une atmosphère irréelle dont Aldo ne pouvait dire si elle lui était agréable ou non. Il pensait surtout qu’il allait devoir jouer ce rôle agaçant d’amoureux devant le public le plus difficile qui soit : les yeux de Lisa ! Ou il serait trop bon et elle mépriserait son talent, ou il serait mauvais et elle le jugerait ridicule.