– Fais une autre tête ! souffla Adalbert. Tu as l’air de monter à l’échafaud.
Le veinard qui pouvait s’abandonner au simple plaisir de passer un moment auprès de la femme qu’il aimait ! Car, pour Morosini, il ne faisait plus aucun doute que son ami s’était épris de Mlle Kledermann...
– C’est à peu près ça, marmonna-t-il. Superbe en velours amarante soutaché de noir,
Josef les accueillit en haut des marches pour les guider jusqu’au salon des muses mais, arrivé à la moitié du palier, il se retourna :
– Mon Dieu, j’allais oublier ! ... monsieur le prince, Mlle Lisa m’a recommandé de vous préparer à une surprise...
Il ne manquait plus que ça !
– Une surprise ? De quel ordre ?
– Je n’en sais rien, Excellence, mais je pense qu’elle doit être d’importance pour que l’on m’ait chargé de vous avertir.
– Merci, Josef !
Ni l’un ni l’autre ne remarqua une forme blanche qui écoutait, appuyée d’une main à la balustrade de l’étage supérieur...
Le salon des muses précédait la salle à manger. Des fresques dans le goût italien mais d’une facture honnête sans plus le décoraient, et elles ne retinrent pas l’attention de Morosini. Il la consacra tout entière à la vieille dame qui se tenait debout au milieu de la pièce, près d’une énorme potiche vert céladon posée à même le sol et d’où jaillissait un feu d’artifice de roses blanches.
– Elles sont superbes ! dit-elle en souriant et en offrant aux lèvres de Morosini sa belle main chargée de bagues.
Elle aussi l’était. Une fortune en diamants étincelait à ses oreilles, sur la dentelle noire de sa robe à col baleiné et, sur ses cheveux blancs coiffés en hauteur, un diadème fait de minces baguettes scintillantes mettait une auréole précieuse. Auprès de cette reine, Friedrich en habit et l’air très malheureux passait inaperçu...
Le regard d’Aldo cherchait Lisa. Le sourire de sa grand-mère se teinta d’une douce ironie.
– Elle est auprès de Son Altesse qu’elle aide à s’habiller.
Aldo fronça le sourcil tandis que ceux d’Adalbert se relevaient.
– Son Altesse ? émit celui-ci. Est-ce ainsi que nous devons l’appeler ?
– J’en ai peur. Mes chers amis, il me faut vous prévenir que, depuis son sauvetage, Elsa n’est plus la même. Il s’est passé quelque chose qui nous échappe et je pense, prince, que vous la trouverez différente de ce qu’elle était lors de votre entrevue...
– Est-ce à dire que je ne suis plus tenu de jouer le rôle que vous m’avez demandé ? demanda Morosini plein d’espoir.
– En vérité, je n’en sais rien ! murmura la vieille dame assombrie. Pas une fois elle n’a parlé de vous, elle ne vous a plus réclamé... En revanche, elle exige les égards, la déférence, les honneurs dus à une altesse et nous ne nous sentons pas le courage de les lui refuser. Après tout, elle devrait y avoir droit ! Je crois, ajouta-t-elle, en se tournant vers son petit-neveu, que Fritz vous en a déjà parlé ?
– En effet, dit Adalbert. Nous pensons l’un et l’autre qu’elle fait ce qu’en psychiatrie on appelle un transfert en s’efforçant de ressusciter son impériale grand-mère. Vous devriez peut-être demander une consultation au célèbre docteur Freud quand vous serez à Vienne ?
– Mais j’y songe... si toutefois nous arrivons à la lui présenter.
– Et c’est elle qui vous a demandé cette soirée en grand apparat ? dit Aldo.
– Oui. Étrange soirée, n’est-ce pas, où le faste d’une fête est déployé alors que nous serons six, mais elle espère la venue de ce qu’il faut bien appeler des ombres. Et le couvert est mis pour vingt personnes.
Fritz alors explosa. Jusque-là, il s’était contenté, après avoir serré la main des deux hommes, de tenir les yeux fichés en terre tout en s’efforçant de creuser un trou dans le tapis avec son talon :
– Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom. Elle est folle ! Et vous avez tort de vous prêter à ses manies, tante Vivi. Elles ne feront que croître et embellir !
– Un peu de calme, veux-tu ? Il s’agit d’un soir... un seul. Elle l’a d’ailleurs spécifié : un dîner d’adieux !
– A qui, à quoi ?
– Peut-être à Ischl. Elle a appris que nous partons demain. Peut-être à autre chose mais je ne me suis pas sentie le courage de le lui refuser et Lisa m’approuve.
– Oh, si Lisa approuve, alors...
Et Fritz parut se désintéresser de la question pour se consacrer à la coupe de Champagne qu’un valet lui offrait sur un plateau. Il dut la reposer, car Josef ouvrit les portes du salon et annonça d’une voix forte :
– Son Altesse impériale !
Et Elsa apparut, toute de blanc vêtue. Un blanc tirant un peu sur l’ivoire ; sa robe à traîne était de celles que l’on portait au début du siècle : satin et dentelle de Chantilly, relevée, drapée, retenue par quelques piquets de roses assorties. Le même tissu arachnéen retenait, sur la chevelure coiffée en hauteur avec deux anglaises glissant sur le long cou, un diadème d’opales et de diamants qui ne pouvait appartenir qu’à Mme von Adlerstein.
Les trois hommes s’inclinèrent, tandis que la comtesse plongeait dans une révérence qu’elle réussit à rendre parfaite en dépit de sa jambe malade mais, en se redressant, Aldo et Adalbert sentirent le souffle leur manquer : au creux du profond décolleté de la princesse, nichée dans le satin bouillonné à l’endroit où elle la portait à l’Opéra, l’aigle de diamants au corps d’opale brillait avec insolence...
Le regard de Morosini chercha celui de Lisa qui venait à trois pas derrière. Elle lui répondit d’un haussement de sourcils : c’était cela, bien entendu, la surprise annoncée. Il faut avouer qu’elle était de taille ! Pourtant, si stupéfait qu’il fût, Aldo n’en remarqua pas moins combien Lisa était charmante dans une robe à l’ancienne mode, en tulle vert amande, qui rendait pleine justice à son cou gracieux, à ses jolies épaules et à une gorge que, jeune homme, Aldo eût qualifiée d’intéressante.
Tenant en main un éventail assorti à sa robe et où était fixée la rose d’argent, Elsa vint droit à la comtesse qu’elle aida à se relever :
– Pas vous, ma bonne ! protesta-t-elle gentiment. Puis, se tournant vers les trois hommes qui attendaient sur une seule ligne, elle tendit ses deux mains à Morosini :
– Cher Franz ! J’ai attendu cette soirée avec tant d’impatience ! Elle doit être celle où tout recommence, n’est-ce pas ?
Le faible espoir que le pseudo-Rudiger avait entretenu s’évanouit. Même en figurant un autre personnage, Elsa continuait à voir en lui son fiancé perdu. Il s’inclina néanmoins sur la main gantée en murmurant qu’il en était infiniment heureux, plus quelques autres fadaises qui lui semblaient convenir au personnage.
Mais elle ne l’écoutait pas, réservant à présent toute son attention à Adalbert. Cela permit à Aldo de la regarder plus attentivement. Le profil qu’elle lui offrait était à ce point semblable à celui du buste, dans le petit salon, qu’il en fut impressionné ; pourtant certains détails annonçaient qu’il ne s’agissait pas du modèle : la coupe de la paupière, un pli de la bouche. Sans la blessure qui marquait l’autre côté du visage, cette femme eût pu soulever les enthousiasmes, faire croire à une miraculeuse résurrection, causer des troubles peut-être. Les dentelles dont elle s’entourait la tête en public n’étaient pas seulement un abri pour sa coquetterie atteinte, elles étaient nécessaires dans un pays où les imaginations ne demandaient qu’à prendre feu dès qu’il s’agissait d’un membre de l’ancienne famille impériale... Restait à éclaircir l’histoire de l’aigle à l’opale !