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Aldo s’approcha de Lisa qui caressait d’un doigt l’une des roses de l’énorme bouquet et se trouvait un peu à l’écart d’Elsa :

– Comment avez-vous fait pour trouver ces merveilles ? demanda-t-elle avec un sourire.

– Ravi qu’elles vous plaisent mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je croyais que les bijoux s’étaient envolés avec Solmanski. En avez-vous extrait l’opale avant de les laisser partir ?

– Je ne les ai pas eus entre les mains et je n’ai pas demandé à les voir. En fait, c’est Elsa elle-même qui s’en était emparée, bien avant d’être enlevée. Dès son retour de Vienne, elle s’est mise en tête que, si elle gardait l’opale de l’impératrice sur elle, il ne lui arriverait plus rien de douloureux.

– Elle a obtenu qu’on la lui laisse ?

– Non parce que ses malheureux gardiens se méfiaient un peu de son esprit instable. Ils avaient aménagé une cachette dans une poutre de la salle mais Elsa les a observés et, quand elle s’est trouvée seule, elle est allée reprendre le bijou qu’elle a tenu caché sur elle jusqu’à ce soir. Elle est très contente d’avoir joué un bon tour à tout le monde...

– Un bon tour ? J’en suis moins sûr ! Que va faire Solmanski, selon vous, quand il s’apercevra qu’il n’a pas l’opale ?

– Il se contentera du reste du trésor. Il y a des perles sublimes et un certain nombre d’autres pièces magnifiques...

– Moi, je vous dis que c’est l’opale qu’il veut et pour des raisons que je vous ai expliquées, – J’entends bien, mais il peut difficilement revenir sur ses pas. La police se ferait un plaisir de le cueillir.

– Oui, mais vous partez demain. Soyez certaine que ce suppôt de Satan l’apprendra et que tout sera à recommencer...

D’un geste vif, Lisa cueillit une rose pour la porter à ses lèvres. Ses yeux mi-clos laissèrent filtrer un regard moqueur :

– Et naturellement vous avez une solution ?

– Moi ? Et laquelle, mon Dieu ?

– Oh, c’est fort simple : vous remettre l’opale ! N’est-ce pas pour elle, et pour elle seule, que vous êtes venus jusqu’ici, vous et Adalbert ?

– Me croyez-vous assez vil pour arracher à une pauvre folle ce qu’elle considère comme son talisman ? Encore que ce serait la meilleure solution. Elsa, qui a tout perdu, aurait de quoi vivre et surtout, en cas de visite déplaisante, il n’y aurait plus qu’à détourner le danger sur l’acheteur c’est-à-dire moi, mais si...

– Son Altesse impériale est servie !

Clamée depuis le seuil de la salle à manger par l’organe vigoureux de Josef, l’annonce coupa net la phrase d’Aldo qui hésita un instant sur la conduite à tenir dans l’immédiat, vit qu’Elsa se dirigeait seule dans sa grandeur vers les doubles portes ouvertes, et alla offrir son bras à Mme von Adlerstein qui le remercia d’un sourire tandis qu’Adalbert soufflait, de justesse, la main de Lisa sous le nez de Fritz qui dut se résoudre à fermer la marche.

Et ce fut le dîner le plus incroyable, le plus délirant, le plus angoissant aussi qu’eût jamais vécu Morosini. La table somptueuse – vaisselle de vermeil, cristaux de Bohême ordonnés sur une nappe de dentelle autour d’un fouillis de lis, de roses et de hautes chandelles nacrées dans des candélabres de cristal taillé ! – était mise pour une vingtaine de personnes et comme aucune autre lumière n’éclairait la vaste pièce tendue de tapisseries à personnages, ce couvert fastueux baignait dans une atmosphère étrange. A chaque bout de la table était placé un fauteuil à haut dossier : ceux du maître et de la maîtresse de maison, mais Elsa, sans hésiter alla prendre place dans le premier que, d’ailleurs, Josef écartait pour elle. Aldo se pencha pour murmurer à la comtesse :

– Où dois-je vous conduire, madame ?

– En vérité, je n’en sais rien, chuchota-t-elle. C’est Elsa qui a tenu à tout régler ici ce soir. Je voulais vraiment lui faire plaisir mais je commence à me demander si je n’ai pas eu tort...

L’incertitude ne dura guère : la vieille dame fut gracieusement invitée à s’asseoir à la droite de la princesse. Supposant qu’il devait, selon les rites de la société, prendre place à son côté, Aldo s’y préparait quand la voix d’Elsa s’éleva :

– Un instant, s’il vous plaît ! Ce siège ne vous est pas destiné. Puis, plus doucement parce que le ton employé était sec, elle ajouta : Voyons, cher, c’est il me semble tout à fait naturel que vous preniez place en face de moi. Cette fête n’est-elle pas la nôtre ? Nous devons la présider ensemble...

De nouveau, il s’inclina et gagna l’autre extrémité de la table où un valet l’attendait déjà. Il pensait que les quatre autres convives allaient être répartis entre les deux pôles de la table mais il n’en fut rien : Elsa fit asseoir Lisa à sa gauche, puis Adalbert et, de l’autre côté, le jeune Apfelgrüne plus renfrogné que jamais s’installa auprès de sa grand-tante. Morosini resta dans sa superbe solitude, séparé des autres par une dizaine de chaises vides et la curieuse impression, tout à coup, de se trouver en face d’une espèce de tribunal. Sans les fleurs et les petites flammes dansantes qui surchargeaient la table, l’effet eût été saisissant mais il n’était pas homme à se laisser troubler par un caprice de femme et, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde, il déplia sa serviette et l’installa sur ses genoux. Là-bas, à Vautre bout, personne n’osait le regarder et, si la comtesse tenta d’émettre une légère protestation, elle fut très vite priée de s’en tenir là.

Le repas débuta dans un silence pesant. Quelque part dans la maison, des violons jouaient du Mozart en sourdine. En dépit de son envie de fuir cette assemblée fantomale, Aldo s’obligeait à garder son calme. Il sentait qu’il allait se passer quelque chose, mais quoi ? Là-bas, au bout de l’interminable chemin fleuri, Elsa dégustait son potage avec une lenteur extrême, la tête droite et les yeux dans le vague. De temps en temps, elle souriait, s’inclinait un peu vers la droite ou vers la gauche, s’adressant à l’une des chaises vides comme si elle y voyait quelqu’un. Autour d’eux, le ballet feutré des valets déroulait son rite...

On servait le second plat qui était une carpe à la hongroise quand, soudain, retentit le bruit métallique d’un couvert reposé sur l’assiette. La voix de Lisa s’éleva, tendue, nerveuse, à la limite du cri :

– C’est intolérable ! A quoi rime ce repas sinistre ? N’avons-nous rien à nous dire ?

– Lisa, je t’en prie ! murmura sa grand-mère. Il ne sied pas que nous parlions quand Son Altesse ne le souhaite pas...

Mais Fritz faisait déjà chorus :

– Elle a raison, tante Vivi ! C’est ridicule cette comédie qu’on nous fait jouer ! Tout comme l’idée envoyer Morosini s’ennuyer tout seul au bout de la table comme s’il était puni. Venez près de nous, mon vieux, et tâchons au moins de souper agréablement.

Elsa se leva d’un jet, écrasant le malheureux sous un mépris royal :

– Que vous soyez un rustre n’est pas une nouvelle pour moi. Quant à cet homme dont je ne doute pas un instant qu’il ne soit votre ami, sachez que je l’ai placé là afin de voir jusqu’où il pousserait l’effronterie... jusqu’où il mènerait son odieuse imposture !

Aussitôt Aldo fut debout. En quelques enjambées, il parcourut la vaste salle et s’arrêta devant celle qui l’attaquait ainsi. Son visage demeurait impassible mais la colère faisait étinceler ses yeux devenus verts :

– Je ne suis, madame, ni un rustre, ni un effronté, ni un imposteur...

– Ah non ? Vous allez peut-être soutenir encore que vous êtes Franz Rudiger ?