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– Je ne l’ai jamais soutenu, madame...

– Dites Votre Altesse Impériale !

– Si vous y tenez ! Sachez donc, Altesse Impériale, que c’est vous, et vous seule, qui vous êtes obstinée à voir en moi celui que vous regrettez ! J’aurais dû peut-être vous détromper mais vous veniez de subir une si cruelle épreuve que j’ai eu peur pour vous d’un nouveau choc.

– Et c’est nous, Elsa, qui l’avons prié de continuer, jusqu’à ce que vous alliez mieux, à jouer ce rôle ! Oh, ma chère petite, vous étiez dans un tel état, plaida la comtesse. Vous nous avez fait si peur et, en outre, la seule idée à laquelle vous vous accrochiez était celle, merveilleuse, d’avoir été sauvée par celui que vous aimez. Vous étiez sûre de l’avoir reconnu, vous avez voulu le voir, lui parler, et là encore vous étiez certaine que c’était Franz... Gela nous désolait mais comment vous ôter cette illusion sans vous blesser ? Vous le disiez même plus beau qu’avant.

– Dites tout de suite que je suis folle ?

– Non, dit doucement Lisa, mais il y a tant d’années que vous n’avez vu Rudiger ! Et vous n’en possédiez aucun portrait. Je pense que, sans vous en rendre compte, vous avez un peu oublié son visage.

– Il était inoubliable !

– On dit toujours ça et cependant vous vous êtes trompée. Quand vous êtes-vous aperçue de votre erreur ?

La voix chaleureuse de la jeune fille semblait agir comme un baume apaisant. Elsa la regarda et ses yeux perdirent leur expression égarée.

– Tout à l’heure, dit-elle. Quand nos invités sont arrivés, j’étais sur le balcon de l’escalier... Je... je voulais être la première à l’apercevoir... Et puis, j’ai entendu votre Josef appeler cet homme « monsieur le prince » et « Excellence ». Alors j’ai compris que l’on me jouait, que les ennemis de ma famille qui me poursuivent avaient trouvé un moyen d’introduire auprès de moi un être néfaste, chargé de s’emparer de mon esprit et de...

– N’exagérons rien, explosa Vidal-Pellicorne. Sauf le respect que je dois à Votre Altesse, il vous a sauvée au risque d’y laisser sa propre vie !

– En êtes-vous sûr ? Enfin, je veux bien vous croire...

C’était plus qu’Aldo n’en pouvait supporter :

– Chère comtesse, dit-il en s’inclinant devant son hôtesse, je crois que j’en ai assez entendu pour ce soir. Permettez-moi de me retirer.

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase : Elsa venait de frapper la table d’un coup d’éventail si violent qu’il se brisa.

– Il n’est pas question que vous partiez sans en avoir reçu permission ! Et j’ai des questions à vous poser : la première est : « Qui êtes-vous ? »

– Souffrez que je m’en charge, coupa Lisa qui poursuivit d’un ton solennel, destiné à frapper l’esprit incertain d’Elsa. C’est à moi, en effet, que revient l’honneur de présenter à Votre Altesse Impériale le prince Aldo Morosini, appartenant à l’une des douze familles patriciennes qui furent à l’origine de Venise et descendant de plusieurs de ses doges. J’ajoute qu’il est un homme de courage et de loyauté... sans doute le meilleur ami que l’on puisse avoir.

– C’est mot pour mot ce que je pense, appuya Adalbert, mais ce concert de témoignages ne semblait pas réussir à percer l’armure de défiance de la princesse dont le regard, troublé de nouveau, semblait contempler une scène invisible dans les profondeurs de la pièce.

– Venise nous hait ! ... Elle a osé hurler, injurier l’empereur et l’impératrice, ma chère aïeule...

– Il n’y a jamais eu de huées ni d’injures, rectifia Aldo. Rien que le silence. J’admets qu’il soit terrible, le silence d’un peuple. Les mots que l’on ne prononce pas, les cris qui ne sortent pas résonnent dans l’imagination de qui en est l’objet mais l’oppression n’a jamais été le bon moyen de se faire des amis... Mon grand-oncle a été fusillé par les Autrichiens et je n’ai pas d’excuses à offrir !

Curieusement, Elsa ne répliqua rien. Ses yeux revinrent se poser sur l’homme qui osait lui tenir tête, s’y attachèrent un moment puis se baissèrent :

– Offrez-moi votre bras, murmura-t-elle, et retournons au salon. Il faut que nous parlions... Restez, vous autres ! ajouta-t-elle. Je veux être seule avec lui... Ah ! ... Et puis, faites taire ces violons !

Ils sortirent avec une grande majesté mais, comme dans toute situation dramatique se glisse souvent un élément burlesque, Aldo, en quittant la salle à manger, entendit Fritz toujours aussi proche des réalités terrestres bougonner :

– La carpe froide ne vaut rien. Vous ne pourriez pas demander qu’on la réchauffe, tante Vivi ? ...

Et se mordit les lèvres pour ne pas rire. C’était le genre de réflexion de nature à vous garder les pieds sur terre et, à tout prendre, c’était une bonne chose quand on se sentait basculer dans l’irrationnel.

Revenue dans la pièce que l’on avait quittée tout à l’heure, Elsa choisit de s’asseoir près du grand bouquet de roses blanches et passa sur leurs corolles une main légère et caressante :

– J’aurais aimé qu’elles soient pour moi, murmura-t-elle.

– La coutume veut que l’on offre des fleurs à la dame qui vous invite, dit Aldo avec douceur. Et je ne suis pas le seul envoyeur. Peut-être d’ailleurs, n’aurais-je pas osé...

Elsa jeta sur un petit guéridon l’éventail blessé dont la rose d’argent retenait seule les deux morceaux de la maîtresse-branche :

– Ce n’est pas vous, il est vrai, qui m’avez donné ceci. Pourtant, l’autre jour, vous avez... osé m’embrasser ?

– Pardonnez-moi, madame ! Vous me l’aviez demandé...

– Et il était essentiel, n’est-ce pas, de jouer votre rôle ? murmura-t-elle avec une amertume qui toucha Morosini :

– Je n’ai pas eu à me forcer. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit et, sur mon honneur, je jure que j’étais sincère. Vous êtes très belle et surtout vous possédez le charme qui surpasse les plus rares beautés. C’est bien facile de vous aimer... Elsa.

– Mais vous ne m’aimez pas ?

Sans le regarder, elle tendit vers lui une main d’aveugle à la recherche d’un appui. Une main parfaite et si fragile qu’il la prit entre les siennes avec une infinie douceur...

– Qu’importe, puisque ce n’est pas à moi que vous avez donné votre cœur ?

– Certes, certes... mais il a peu de chance d’obtenir ma main. Mon père ni Leurs Majestés n’accepteront un roturier. Vous, vous êtes prince, m’a-t-on dit ?

Aldo comprit que ses fantasmes la reprenaient :

– Un tout petit prince, fit-il en souriant. Indigne d’une archiduchesse. Un ennemi, de surcroît, puisque je suis vénitien.

– Vous avez raison. C’est un grave empêchement... Lui, du moins, est bon Autrichien et fidèle serviteur de la Couronne. Peut-être mon aïeul consentira-t-il à l’anoblir ?

– Pourquoi pas ? Il faudra le lui demander... Le terrain devenait tellement glissant qu’ Aldo n’y avançait que pas à pas. Il souhaitait en finir avec cette scène hors du temps mais, d’autre part, il aurait voulu pouvoir aider cette femme attachante, fantasque et malheureuse autant peut-être que l’avait été celle dont elle s’efforçait de ressusciter l’image.

L’idée qu’on lui suggérait dut lui plaire car elle se mit à sourire à une vision qu’elle était seule à contempler :

– C’est cela ! ... Nous allons le lui demander ensemble ! ... S’il vous plaît, allez dire à Franz qu’il vienne me rejoindre !

– Ce serait avec joie, Votre Altesse, mais je ne sais où il est.

Elle tourna vers lui un regard qui ne le voyait pas...

– N’est-il pas encore arrivé ? ... Oh, c’est surprenant ! Il est toujours d’une extrême exactitude. Voulez-vous voir s’il n’est pas dans l’antichambre ?