– Aux ordres de Votre Altesse !
Il sortit, en effet, fit quelques pas dans la galerie en réfléchissant puis revint dans le salon. Elsa s’était levée. Elle allait et venait sur le grand tapis fleuri en serrant ses mains sur sa poitrine. La traîne de sa robe l’accompagnait d’un bruissement soyeux.
Entendant rentrer Morosini, elle se retourna d’une pièce :
– Eh bien ?
– Il n’est pas encore arrivé, Votre Altesse... Un ennui mécanique peut-être ?
– Mécanique ? s’écria-t-elle d’un ton horrifié. Les chevaux ne sont pas des mécaniques et Franz ne saurait utiliser autre chose ! Lui et moi adorons les chevaux.
– J’aurais dû m’en souvenir. Veuillez me pardonner... Puis-je me permettre de conseiller à Votre Altesse de s’asseoir ? Elle se tourmente et se fait du mal.
– Qui ne se tourmenterait quand le fiancé est en retard au soir le plus important de sa vie ? ... Que faire, mon Dieu, que faire ?
Son agitation allait croissant. Aldo comprit qu’il n’en viendrait pas à bout tout seul, qu’il fallait chercher de l’aide. Il prit fermement le bras d’Elsa pour l’obliger à s’asseoir :
– Calmez-vous, je vous en prie ! Je vais demander que l’on envoie à sa rencontre... Restez là, bien tranquille ! Surtout ne bougez pas !
Il la lâcha avec autant de précautions que s’il craignait de la voir s’écrouler puis, vivement relevé, il s’élança vers la salle à manger. Il n’y avait plus personne à table. Les valets avaient disparu. Seule Mme von Adlerstein était assise dans le haut fauteuil abandonné par Elsa. Auprès d’elle, Adalbert fumait comme une locomotive. Fritz, près d’une fenêtre, grignotait des pâtisseries posées sur une grande coupe. Quant à Lisa, elle marchait derrière le siège de sa grand-mère, les bras croisés, la tête penchée sur sa poitrine mais, en voyant entrer Aldo, elle courut vers lui :
– Eh bien ? ... Où est-elle ?
– A côté mais, Lisa, je ne sais plus que faire... Allez la rejoindre !
– Dites-moi d’abord ce qui s’est passé.
Aussi fidèlement que possible, il raconta son étrange conversation avec Elsa :
– Je vous avoue que je me sens coupable, conclut-il. Je n’aurais jamais dû me prêter à cette comédie.
– Vous l’avez fait à notre demande, dit la comtesse. Et nous l’avons désiré parce que nous pensions qu’un peu de joie pourrait lui être bénéfique. Ensuite, vous vous éloigniez et cela me laissait le temps de la ramener à Vienne pour la faire examiner...
– Sans doute, mais maintenant elle mélange tout et elle attend Rudiger. Et elle se tourmente pour lui. Je viens de lui promettre d’aller à sa rencontre parce qu’elle craint un accident...
– Bien. J’en sais assez. J’y vais, dit Lisa, mais sa grand-mère la retint par le poignet :
– Non. Attends encore un instant ! Il faut réfléchir... Elle redoute un accident, dites-vous ? Et nous, nous savons qu’il est mort... Ne vaudrait-il pas mieux en finir et saisir l’occasion pour lui apprendre... qu’elle ne le reverra plus ?
– Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, fit Adalbert, mais il est préférable de ne pas se hâter... de laisser faire les heures, les jours. Il faut qu’Aldo disparaisse de son horizon. Elle en est à la confusion, puisqu’elle ne démêle plus très bien s’il est Rudiger ou s’il ne l’est pas ?
– Oh, je suis tout à fait d’accord ! dit l’intéressé. J’ai trop peur de commettre une erreur quelle que soit mon attitude ! ... Allez-y Lisa ! Il ne faut pas la laisser trop longtemps seule.
– Nous te suivons ! dit la vieille dame. Josef !
Le vieux majordome qui s’était tenu dans les lointains obscurs de la salle reparut dans le halo de lumière :
– Madame la comtesse ?
– Je ne crois pas que nous finirons ce repas ! Renvoyez tout le monde mais servez-nous le café chez moi. Peut-être avec le dessert pour faire plaisir à monsieur Fritz ?
A ce moment, on entendit la voix de Lisa qui appelait :
– Elsa ! ... Elsa, où êtes-vous !
Elle reparut pour annoncer que la princesse n’était plus là !
– Je monte à sa chambre ! ajouta-t-elle.
Mais la chambre était vide, comme l’étage, comme toutes les autres pièces de la maison... Chose plus curieuse encore, personne n’avait vu Son Altesse... Quelqu’un émit l’idée qu’elle se promenait peut-être dans le parc :
– Cela n’aurait rien d’extraordinaire, dit Lisa. Si on la laissait libre d’agir à sa guise, elle serait dehors jour et nuit...
A cet instant, le galop d’un cheval se fit entendre, s’éloignant rapidement. On se précipita aux écuries avec des lanternes et, en effet, l’une des portes était grande ouverte. Manquaient une jument et une selle d’amazone, ainsi que l’affirma le chef palefrenier accouru au bruit :
– J’ai eu juste le temps d’apercevoir un éclair blanc, comme une longue écharpe de brume qui fonçait vers les bois... dit cet homme.
– Mon Dieu ! gémit Lisa en resserrant autour de ses épaules nues la cape de loden qu’elle avait prise en passant par le vestiaire du personnel. Gomment a-t-elle pu monter avec l’encombrement de cette robe de bal et par cette nuit froide ? Et où allait-elle ?
– Au-devant de Lui... dit Aldo en s’élançant vers les stalles. Rentrez, Lisa, nous allons essayer de la retrouver !
– Vous n’en ferez rien s’écria la jeune fille ! Où irez-vous, en pleine nuit et en habit alors que vous ne connaissez pas le pays, ni d’ailleurs nos chevaux... Oui, je sais, vous êtes un excellent cavalier mais je vous demande de rester ici ! Cela ne servirait à rien si vous vous rompiez le cou ! ... Appelez vos hommes, Werner, et dispersez-les dans la direction où vous avez vu l’éclair blanc. Prenez des lanternes pour essayer de suivre les traces... Monsieur Friedrich va se joindre à vous. Il connaît chaque pierre de cette région. Nous, nous allons rentrer et prévenir la gendarmerie. Il faut fouiller le nord d’Ischl...
– Mais ces bois vers lesquels on l’a vue partir, ils mènent où ? demanda Adalbert...
– Cela dépend ! La montagne... l’Attersee, le Traunsee. Partout des obstacles, partout des dangers et je crois qu’elle ne connaît pas le pays mieux que vous... ma pauvre, pauvre Elsa !
La voix de la jeune fille se fêla sur les derniers mots. Devinant qu’elle allait éclater en sanglots, Aldo tendit les mains vers elle mais, virant brusquement sur ses talons, Lisa s’enfuit en courant vers la maison.
– Laissons-la ! murmura Adalbert. Elle n’a besoin que de sa grand-mère... Allons plutôt prendre la voiture et essayons de jouer notre partie dans le concert délirant de cette nuit !
Sur les conseils de Josef qui les munit d’une carte routière ils remontèrent vers Weissenbach et Burgau, sur l’Attersee, s’arrêtant souvent pour écouter les bruits nocturnes. Il n’y avait pas de lune. Il faisait noir, froid et tous deux pensaient à la femme vêtue de satin et de fleurs qui galopait en aveugle à travers cette obscurité. Était-elle encore vivante ? Sa monture avait pu s’emballer, une branche basse la frapper. La nature si séduisante de ce coin d’Autriche constellé d’eaux jaillissantes et de grands lacs paisibles leur paraissait à présent menaçante, perfide, truffée de pièges dont beaucoup pouvaient être mortels.
– A quoi penses-tu ? demanda tout à coup Morosini après avoir allumé sa vingtième cigarette.
– J’essaie de ne pas penser...
– Pourquoi ? Tu as peur, n’est-ce pas, que la chevauchée d’Elsa soit une course à l’abîme ?
– Je n’en ai pas peur, j’en suis certain... Ça ne peut pas finir autrement.
– À cause de l’opale ? Tu crois, toi aussi, à son pouvoir maléfique ?