– On a bien été obligés de constater celui du saphir et celui du diamant. Cette foutue pierre n’échappe pas à la règle. Seulement, cette fois, je me demande si notre quête ne va pas s’arrêter là. Admets qu’Elsa disparaisse ?
– Ne va pas lui prêter des pouvoirs surnaturels : même si elle en donne parfois l’impression ce n’est pas un fantôme. Alors essayons de raisonner avec réalisme ! Première hypothèse : elle a un accident et elle se tue. Je pense que nous réussirons à obtenir de la comtesse qu’elle nous vende un bijou qu’elle n’aura pas envie de garder. Et le plus tôt serait le mieux car il faut compter avec Solmanski. On pourrait le voir reparaître prochainement...
– Hm, hm ! grogna Vidal-Pellicorne. Deuxième hypothèse, on la retrouve, elle est en bon état... et alors ? Je te rappelle qu’elle voit dans cet objet un talisman.
– Je sais. En ce cas, il faudra en revenir à ce que nous avions décidé à Hallstatt : faire copier le joyau avec d’autant plus de chances de réussite qu’on pourra sans doute obtenir une photographie. C’est, évidemment, une solution très onéreuse mais c’est la meilleure : Elsa aura un véritable bijou en quoi elle pourra croire autant qu’elle voudra mais sans danger cette fois.
– Tu crois que Lisa sera d’accord ? Elle a toujours détesté l’idée de marchandage que notre présence suggérait.
– Et ça te fait beaucoup de peine ? fit Aldo sarcastique.
– Un peu, je l’avoue, et j’ai du mal à croire que ça ne te fasse rien à toi.
– Les sentiments sont sans commune mesure avec la mission que nous devons remplir. C’est elle qui est importante puisqu’il s’agit d’un peuple...
Adalbert ne répondit pas et se concentra sur la conduite de la voiture. Au cours de leur périple, les deux hommes rencontrèrent Fritz et l’un des palefreniers qui, le cheval tenu en bride et le nez à terre, cherchaient à retrouver la voie qu’on avait perdue. Ils n’avaient, bien sûr, encore rien vu. Et personne ne trouva rien...
Il faisait jour quand ils rentrèrent à Rudolfskrone où deux gendarmes régnaient sur une atmosphère de catastrophe. Ni Elsa ni la jument n’avaient reparu... Lisa, elle aussi, était invisible.
– Allez vite prendre un peu de repos ! leur conseilla Mme von Adlerstein dont le visage las et les yeux éteints disaient assez l’angoisse qu’elle endurait. Vous vous êtes comportés en amis véritables et je ne pourrai jamais assez vous remercier.
– Vous êtes certaine de n’avoir plus besoin de nous ?
– Certaine. Venez dîner ce soir. S’il y a du nouveau d’ici là, je vous avertirai.
– Où est Lisa ?
– Elle vient de repartir mais rassurez-vous, je l’avais obligée à dormir trois heures et à se restaurer.
Ce fut Fritz qui, deux heures plus tard, leur apporta la nouvelle : Lisa était revenue avec la jument... Lorsqu’elle était arrivée près de la cascade où Elsa aimait se rendre ces jours derniers, la jeune fille avait vu l’animal dont la bride, jetée au hasard peut-être, s’était accrochée à une branche... De la cavalière, pas d’autre trace qu’une mantille blanche retenue à l’angle aigu d’un rocher en contrebas. Plus bas encore, c’était le bouillonnement du torrent qui rebondissait en mouchetures neigeuses... Et puis les profondeurs grondantes de la chute.
– Elle était partie dans une autre direction, dit Fritz. On n’a pas cherché par là. On ne sait même pas par quel chemin elle a pu rejoindre la cascade... mais une chose est sûre : elle est dedans et pour l’en ressortir... C’est horrible, n’est-ce pas ? Tout le monde est accablé, là-haut.
– On le serait à moins, murmura Morosini qui se tourna vers son ami. Nous avions raison tous les deux : c’était donc bien la course à l’abîme.
– Elle a voulu aller au-devant de son fiancé et c’est la mort qu’elle a rencontrée. Elle lui a tendu les bras...
Dans le silence qui suivit, Fritz se sentit mal à l’aise.
– Je suppose qu’on vous verra tout à l’heure chez tante Vivi ? Naturellement, le départ pour Vienne est reporté. Et... vous ? Qu’est-ce que vous décidez ? ajouta-t-il après une légère hésitation.
– Je vais aller faire mes adieux, soupira Aldo. Il faut absolument que je rentre chez moi... mais mon invitation tient toujours.
– C’est gentil et je vous remercie mais il vaut mieux que je reste à Rudolfskrone tant que dureront les recherches. Après, peut-être, fit-il avec un regard de cocker qui espère une friandise. Quand Lisa repartira... ou quand elle m’aura assez vu !
– Vous serez toujours le bienvenu ! dit Aldo sincère. Il éprouvait une espèce de tendresse pour ce garçon maladroit mais touchant dans son amour obstiné dont il devinait bien qu’il était sans espoir. En dépit de sa passion pour les mécaniques modernes, celui-là s’était trompé de siècle : le temps des Minnesänger et des chevaliers soupirant leur vie entière pour une belle inaccessible lui eût beaucoup mieux convenu ! Venez à Venise, conclut-il en serrant la main du jeune homme. Vous verrez : elle fait des miracles. Demandez plutôt à Lisa !
– Le miracle, ce serait d’y aller avec elle mais ne rêvons pas !
Restés seuls, Morosini et Vidal-Pellicorne demeurèrent un moment enfermés avec des pensées qui se rejoignaient. Ce fut Adalbert qui, le premier, traduisit le sentiment commun :
– Cette fois, tout est bien fini ! Nous n’avons pas pu sauver cette malheureuse et l’opale gît avec elle au fond de l’eau. C’est une véritable catastrophe.
– On retrouvera peut-être le corps ?
– Je n’y crois guère. Cependant, si cela ne t’ennuie pas, je vais rester ici encore quelques jours pour attendre la suite des événements.
– Pourquoi crois-tu que cela m’ennuierait ? L’archéologue rougit soudain jusqu’à ses mèches
en perpétuel désordre :
– Tu... tu pourrais croire que je cherche des raisons de demeurer le plus longtemps possible auprès de Lisa.
– Pourquoi pas, après tout ? Je n’ai aucun droit sur Mlle Kledermann et pas davantage d’illusion sur les sentiments qu’elle me porte. Toi elle t’aime bien, alors...
– ¨Comme disait Fritz, ne rêvons pas ! Cela dit, ensuite, j’irai sans doute à Zurich pour essayer d’avoir une entrevue avec Simon. Il faut à tout prix qu’il soit mis au courant...
– Si j’étais toi, j’irais d’abord au palais Rothschild, à Vienne. Le baron Louis saura peut-être te dire où réside en ce moment son vieil ami, le baron Palmer... Et ça te vaudra quelques jours de plus auprès de Lisa.
Trop ému pour répondre, Adalbert prit son ami aux épaules et l’embrassa.
Le lendemain matin, Morosini quittait Bad Ischl au volant de sa petite Fiat. Seul...
Troisième partie La lèpre de Venise
CHAPITRE 12 UN PIÈGE TROP BIEN TENDU
C’était la première fois que Morosini rentrait chez lui en voiture. A ce fils de la Sérénissime amoureux de la mer, les bateaux suffisaient. Et pour les voyages en dehors du pays les grands express européens, confortables comme des palaces roulants, emportaient ses préférences.
Il n’en était pas moins enchanté du voyage accompli : son petit engin marchait à merveille et allait lui permettre cette arrivée surprise grâce à laquelle il espérait découvrir ce qui passait au juste chez lui. Revenir à pas de loup, il n’aimait pas beaucoup ça. La joie qu’il éprouvait à regagner sa chère maison s’en trouvait affectée, mais le moyen de faire autrement ?
Arrivé à Mestre, il confia l’automobile à l’unique garage de la ville où il comptait la laisser en pension jusqu’à ce qu’il en ait besoin. Ensuite, il hésita : prendrait-il passage sur une barge, mais elles étaient lentes et il était déjà plus de quatre heures. Aussi opta-t-il pour l’une des navettes ferroviaires plusieurs fois quotidiennes qui reliaient Mestre à Venise. La belle de l’Adriatique n’était en effet retenue à la terre que par le double fil d’acier des rails sur les trois mille six cents mètres du ponte sulla Laguna[x].