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Arrivé en gare de Venise quelques minutes plus tard, Morosini était certain que personne ne l’attendrait puisque ce n’était l’heure d’aucun grand train. Il n’évita cependant pas la surprise un peu choquée du porteur qui prit ses bagages :

– Je n’aurais jamais cru ça ! Vous, Excellence, dans la navette ?

– Je suis venu en voiture jusqu’à Mestre et ça m’arrivera encore de prendre les petits trains. Les temps changent...

– Ça, vous pouvez le dire ! murmura l’homme en désignant du menton deux hommes jeunes, en chemises et calots noirs, qui déambulaient lentement, les mains derrière le dos. Y en a partout maintenant de ces types venus on n’ sait d’où et qui ont l’air de menacer tout le monde... D’ailleurs ils ont la main leste !

– Et la police ? Elle laisse faire ?

– On ne lui demande pas son avis ! C’est plus sain pour elle de n’ pas bouger... Allons bon ! Les voilà qui viennent !

Les miliciens, en effet, s’intéressaient à ce voyageur élégant débarqué dans des conditions qui leur paraissaient anormales :

– Vous venez d’où ? demanda l’un d’eux pourvu de l’accent rocailleux de la Romagne et, bien sûr, sans l’ombre d’un salut.

– De Mestre où j’ai laissé ma voiture. C’est défendu ?

L’un des hommes, qui se curait les dents, grogna :

– Non, mais c’est pas normal. Vous êtes étranger au moins ?

– Je suis plus vénitien que vous et je rentre chez moi...

Bien décidé à ne pas se laisser faire par ces rustres, il allait passer outre mais on n’en avait pas encore fini avec lui.

– Si vous êtes d’ici, dites voir un peu comment vous vous appelez ?

– Vous n’avez qu’à le demander à n’importe quel employé de la gare : tout le monde me connaît !

– C’est le prince Morosini ! se hâta de répondre le porteur, et à Venise, tout le monde l’aime bien parce qu’il est généreux...

– Encore un de ces aristos qui n’ont jamais rien fait de leurs dix doigts ?

– Erreur, mon ami, je travaille, moi ! Je suis antiquaire... et j’ai bien l’honneur de vous saluer ! Viens Beppo !

Et cette fois il leur tourna le dos, en se maudissant d’avoir eu l’idée d’arriver quand même par le train... Le voyage par eau lui eût évité cette rencontre désagréable mais il la chassa vivement de son esprit tandis qu’il embarquait dans le canot de l’hôtel Danieli dont le chauffeur, venu chercher des paquets, lui avait proposé de le déposer. Le parcours du Grand Canal représentait toujours pour lui un moment de grâce et il voulait en goûter la beauté sous un coucher de soleil comme on en voyait fort peu aux approches de l’hiver. Une journée comme celle qu’il venait de vivre – ciel bleu et douceur de l’air chargé de senteurs marines ! – était exceptionnelle en novembre.

Mais, lorsque le canot obliqua vers la droite et l’entrée du rio Foscari, Morosini reçut un choc désagréable : au seuil de son palais, un gamin en chemise noire qui semblait le frère cadet de ceux de la gare montait la garde, une arme à la bretelle.

– Eh bien, dit l’homme du Danieli, on dirait que vous avez de la visite, don Aldo ? Ils commencent à devenir envahissants, ces gens-là !

– Un peu trop en effet ! dit celui-ci entre ses dents.

Et sans attendre que le visiteur indésirable lui pose la moindre question, il attaqua en lui demandant ce qu’il faisait là. Le jeune milicien commença par rougir sous le regard orageux du prince mais il n’en abandonna pas pour autant le ton insolent qui semblait de mise :

– Ça vous regarde pas. Et, vous, vous voulez quoi ?

– Rentrer chez moi ! Je suis le propriétaire de cette maison.

L’autre s’écarta de mauvaise grâce et se garda bien de donner un coup de main pour le débarquement des bagages. Morosini remercia son chauffeur et, abandonnant ses valises au milieu du vestibule, se dirigea vers son bureau après avoir appelé Zaccaria. Sensible aux atmosphères, il n’aimait pas du tout celle qui régnait chez lui, et même une vague inquiétude commençait à poindre.

Celui qui parut, ce fut Guy Buteau mais tellement pâle, tellement bouleversé qu’Aldo crut qu’il allait s’évanouir. Il se précipita pour le soutenir :

– Guy ! Que se passe-t-il ? Vous êtes malade ?

– D’angoisse, oui, mais, Dieu soit loué, vous êtes là ! Vous avez reçu mon télégramme ? ...

– Je n’ai rien reçu du tout. Quand l’avez-vous envoyé ?

– Avant-hier. Tout de suite après... le drame !

– Je devais être sur la route. Mais de quel drame parlez-vous ?

– Cecina et Zaccaria... ils ont été arrêtés par les gens du Fascio. Et tout ça, parce qu’ils ont voulu jeter dehors cet homme quand il a prétendu s’installer ici... Oh, Aldo, j’ai l’impression de vivre un cauchemar !

– Quel homme ? Parlez, bon Dieu ! Incapable de soutenir le regard fulgurant de

Morosini, Buteau détourna le sien :

– Le... le comte Solmanski. Il... il est arrivé il y a deux jours. C’est sa fille qui nous l’a amené...

– Quoi ?

Cette fois, Aldo crut tout de bon que l’un d’eux était en train de devenir fou et si ce n’était Guy, il fallait que ce soit lui. Solmanski ! Cet assassin, ce misérable chez lui ! Et conduit par Anielka ? Il s’accorda quelques secondes pour encaisser mais son incompréhension demeurait totale... à moins que la plus rouée des femmes ne lui ait joué une infernale comédie en affirmant se cacher des siens pour mieux dépister ses prétendus poursuivants ? Ce qui, après tout, ne l’étonnait plus vraiment. Anielka s’était jouée de lui dès leur première rencontre.

– Ne me dites pas qu’ils ont osé loger chez moi ?

– Si. Ils sont venus escortés par des miliciens. Vous savez sans doute, puisque, m’a confié Cecina, vous avez téléphoné l’autre soir, qu’elle... cette femme qui s’était prétendue votre fiancée passait le plus clair de son temps ici ?

– ... grâce à ce jeune imbécile de Pisani dont elle a tourné la tête et à qui je vais frotter les oreilles ! A propos, où est-il celui-là ? Il roucoule toujours aux pieds de sa belle ?

– Non. Il a disparu après qu’elle lui a ri au nez en le traitant de benêt. Il doit se cacher quelque part, malade de honte.

– Il fait bien : cela m’évitera de le flanquer à la porte. Mais parlez-moi de Cecina et de son époux. Qu’y a-t-il eu au juste ?

Ce fut simple et rapide. En voyant débarquer, avec armes et bagages, les deux Solmanski accompagnés d’un chef des Chemises noires et prétendant prendre logis au palais Morosini, Cecina était entrée dans la plus mémorable des colères dont tout Venise reconnaissait, avec un rien d’admiration, l’exceptionnelle virulence. D’un mot en était venu un autre et, devant ce qu’elle considérait comme une violation de son territoire et un insupportable déni de justice, la bouillante Napolitaine avait laissé entendre ce qu’elle pensait des nouveaux maîtres de l’Italie. L’effet avait été immédiat : on s’était emparé d’elle sur-le-champ et, comme Zaccaria s’était jeté lui aussi dans la bagarre pour défendre sa femme, ils avaient été arrêtés tous les deux pour outrage à la personne sacrée du Duce !

– Je vous jure, Aldo, que j’ai fait ce que j’ai pu pour qu’on les libère mais ce Fabiani qui les accompagnait m’a menacé du même sort. Il a dit que Solmanski était un ami personnel de Mussolini et que l’envoyer habiter chez nous était une marque de faveur extraordinaire qu’il convenait d’apprécier autrement que par des injures. J’ai expliqué qu’en votre absence il était plus que délicat de faire pénétrer des étrangers sous votre toit. On m’a répondu que votre future épouse et son père ne pouvaient être considérés comme des étrangers...