Выбрать главу

– Votre père s’est exprimé pour vous deux ! Souffrez cependant que je vous félicite : votre piège a été bien tendu, de main de maître, mais vous avez été à bonne école ! Et moi je n’ai été qu’un imbécile de me laisser prendre une fois de plus à votre personnage de fragile créature poursuivie par toutes les forces du mal... Je n’ai jamais pu savoir qui vous étiez réellement, lady Ferrals, mais à présent, je n’en ai plus la moindre envie ! Veuillez me laisser passer !

Elle baissa la tête et s’éloigna.

Après une courte hésitation, Aldo décida de sortir et se rhabilla. Dans l’escalier, il rencontra Livia qui commençait à monter ses bagages. Il vit qu’elle avait les yeux rouges :

– Laissez la grande valise, je m’en occuperai tout à l’heure, lui dit-il. Et... n’ayez pas peur, Livia ! Nous vivons un mauvais rêve mais je vous promets de nous en sortir.

– Et notre Cecina ? Et Zaccaria ?

– Eux surtout ! Eux avant tout ! ... mais si vous avez peur, allez passer quelque temps chez votre mère.

– Pour laisser Votre Excellence faire son café toute seule ? Quand on appartient à une maison, don Aldo, on vit avec elle les bons comme les mauvais jours. Et Fulvia pense comme moi !

Ému, Morosini posa une main sur l’épaule de la jeune femme de chambre et la pressa doucement :

– Qu’ai-je fait pour mériter des serviteurs comme vous ?

– On a ceux qu’on mérite !

Et Livia poursuivit son ascension.

La nuit était tombée depuis un moment déjà et, à la porte du palais, les grandes lanternes de bronze montrèrent à Morosini que le milicien de garde n’était plus le même. On avait dû le relever mais le prince n’eut guère le temps de s’attarder sur la question : avec l’air de surgir de l’eau sombre moirée par les reflets de lumière, Zian venait de bondir sur les marches verdies :

– Don Aldo ! Madona mia ! Vous êtes rentré ? Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit ?

– Parce que j’ai préféré ne prévenir personne. Viens ! Nous allons prendre la gondole : tu me conduis à la Cà Moretti ! ... Comment se fait-il que je te trouve à cette heure-ci ? demanda-t-il tandis que le gondolier décollait l’élégant esquif des palis rubannés. Tu ne gardes plus le palazzo Orseolo ?

– Plus depuis deux jours, Excellence ! Donna Adriana est rentrée mardi soir, au moment où j’arrivais pour prendre mon service, et elle m’a autant dire fichu à la porte.

– Curieuse façon de te remercier ! Qu’est-ce qui lui a pris ?

– Je ne sais pas. Elle était bizarre, avec la mine de quelqu’un qui a beaucoup pleuré... Je ne suis même pas certain qu’elle m’ait reconnu.

– Elle était seule ?

– Tout à fait et il m’a semblé qu’elle ne rapportait pas tous les bagages qu’elle avait emportés. Elle a sûrement des ennuis...

Morosini voulait bien le croire. Il devinait sans peine ce qui avait dû se passer entre Adriana et le valet grec dont elle rêvait de faire un grand chanteur. Pour l’excellente raison que, depuis longtemps, il en avait imaginé le scénario : ou bien Spiridion devenait célèbre et trouvait sans peine une compagne plus jeune et surtout plus riche, ou bien il ne devenait rien mais, étant pourvu d’un assez beau physique, il se trouvait une maîtresse plus jeune et surtout plus riche ! Dans les deux cas, la malheureuse Adriana, proche de la ruine, se voyait débarquée sans trop de précautions oratoires. D’où les yeux rouges et la mine bizarre.

– J’irai la voir demain, conclut Aldo.

Il trouva Anna-Maria dans la petite pièce intime, mi-salon, mi-bureau, d’où elle dirigeait, avec grâce et fermeté, son élégante pension de famille. Mais elle n’y était pas seule : assis dans un fauteuil bas, les coudes aux genoux et un verre dans les mains,

Angelo Pisani, le visage plissé par le souci, essayait de se remonter le moral. L’entrée soudaine de Morosini le mit debout aussitôt :

– Désolé de t’envahir ainsi sans prévenir, Anna-Maria, mais je voulais causer un moment avec toi... Qu’est-ce que vous faites-là, vous ?

– Ne le bouscule pas trop, Aldo ! plaida la jeune femme dont le sourire disait le plaisir que lui apportait cette visite inattendue. Il s’est fait rouler dans la farine par la pseudo-miss Campbell et il est malheureux comme les pierres.

– Ce n’est pas une raison pour abandonner son travail. Je lui ai confié mes affaires sous le contrôle de Guy Buteau et quand il ne se transforme pas en chien de manchon, il vient pleurer dans tes jupes. Au lieu de rester à son poste et de s’expliquer avec moi d’homme à homme...

Le ton cinglant fit blêmir le jeune homme mais réveilla en même temps son orgueil :

– Je sais bien que vous m’aviez fait confiance, prince, et c’est ce qui me rend malade. Comment oser vous regarder en face à présent et surtout comment imaginer qu’une femme au regard d’ange, aussi exquise, aussi...

– Voulez-vous que je vous fournisse d’autres adjectifs ? Vous n’en trouverez jamais autant que moi. J’avais compris que vous alliez en tomber amoureux et j’aurais dû vous interdire tout contact avec elle mais vous ne m’auriez pas obéi, n’est-ce pas ?

Angelo Pisani se contenta de baisser la tête, ce qui était une réponse suffisante. Anna-Maria s’en mêla :

– Vous continuerez aussi bien cette explication assis ! Reprenez votre verre, Angelo et toi, Aldo, je te sers ! Où en es-tu ?

– Je te le dirai après, fit Morosini en acceptant le verre de Cinzano qu’elle lui offrait. Laisse-moi en finir avec Pisani ! Décoincez-vous, mon vieux ! ajouta-t-il à l’adresse du jeune homme. Reprenez votre siège, buvez un peu et répondez-moi.

– Que voulez-vous savoir ?

– Cecina que j’ai eue au téléphone... juste avant la catastrophe, j’imagine, m’a dit que lady Ferrals – pour lui donner son vrai nom ! – était chez moi continuellement. Qu’y faisait-elle ?

– Pas grand mal ! Elle ne cessait d’admirer le contenu du magasin, elle me demandait des renseignements, des histoires...

– Et... le contenu des coffres ? A-t-elle demandé à le voir ?

– Oui. A plusieurs reprises, bien que je lui aie répété ne pas disposer des clefs puisque c’est M. Buteau qui les a, mais, en admettant que je les aie eues, je vous donne ma parole que je n’aurais jamais ouvert pour elle. C’eût été trahir votre confiance ! ...

– C’est bien. A toi maintenant, Anna-Maria ! Comment est-elle partie de chez toi ?

– Le plus simplement du monde. Il y a deux jours, un homme hésitant entre la cinquantaine et la soixantaine, portant monocle, un peu l’allure d’un officier prussien en civil mais fort distingué, est venu voir « miss Campbell » en demandant qu’on veuille bien lui passer un petit mot. Elle est arrivée tout de suite, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre après quoi elle est montée faire ses bagages tandis qu’il réglait la note en annonçant qu’il allait revenir la chercher. Le programme a été exécuté en tous points puis elle m’a dit un « au revoir » chaleureux en me remerciant de mes soins, lui m’a baisé la main et ils sont partis à bord d’un motoscaffo. J’avoue n’avoir pas très bien compris, étant donné ce que tu m’avais confié.

– Oh, c’est fort simple ! Cet homme, qui se dit un ami personnel de Mussolini et semble avoir à sa dévotion tout le Fascio de Venise, est allé s’installer chez moi, a fait enlever Cecina et Zaccaria par les Chemises noires et, dès mon retour, m’a annoncé que si je voulais revoir mes chers vieux serviteurs vivants, je devais, dans cinq jours, épouser sa fille. J’ajoute que ce Solmanski est un criminel déjà recherché par la police autrichienne et, très probablement, par Scotland Yard. Il a, à ma connaissance, au moins quatre morts récentes sur la conscience, sans compter d’autres plus anciennes. Je suppose qu’il a dû tremper aussi dans le meurtre d’Eric Ferrals...