– Je ne sais pas... Il m’a... abandonnée à Bruxelles où j’ai dû vendre mes perles pour payer l’hôtel et avoir de quoi rentrer ! Aide-moi, Roman, je t’en prie ! Tu me dois bien cela !
– Pour ce que tu as fait ici ? Tu as été payée, il me semble ? Et bien payée...
Le dialogue se poursuivait, suppliant d’un côté, de plus en plus sec de l’autre, mais Morosini avait dû chercher l’appui d’une des consoles tant était brutal et cruel le choc éprouvé. Ainsi, c’était Solmanski, le R. de la lettre trouvée chez Adriana et dont Aldo n’avait pu se résoudre à la remettre en place ! Tout y était : le heu de rencontre, la relation amoureuse qui avait fait de la sage comtesse Orseolo un outil prêt à n’importe quoi pour assouvir la passion que cet homme lui avait inspirée et son perpétuel besoin d’argent. Et ce n’importe quoi n’était à présent que trop facile à deviner : pour offrir à son amant le saphir des Morosini, Adriana, que la princesse Isabelle aimait cependant comme une jeune sœur, n’avait pas hésité à l’assassiner !
Ce qu’éprouvait Aldo n’était pas vraiment de la surprise : en lisant et relisant le mystérieux billet dont il connaissait chaque mot par cœur – « Tu dois accomplir ce que la cause attend de toi plus encore que celui dont tu es toute la vie. Spiridion t’aidera... » – il n’avait cessé de craindre d’être trop clairvoyant. Cela lui semblait monstrueux ! Mais maintenant que le dernier doute était levé, une vague écœurante de dégoût et de chagrin ravivé submergeait le fils d’Isabelle, partagé entre l’envie de fuir et celle de foncer dans la bibliothèque pour y étrangler de ses mains la meurtrière. Ne s’était-il pas juré, en renonçant à prévenir la police, de faire justice lui-même comme l’aurait fait n’importe lequel de ses ancêtres ?
Il restait là, écoutant son cœur cogner lourdement dans sa poitrine, cherchant l’air qui se refusait à lui, quand il entendit Solmanski, plus méprisant que jamais, lancer :
– En voilà assez ! Je ne ferai rien pour toi et je te conseille même de m’éviter à l’avenir parce que tu risques de gêner mes plans. Si tu as besoin d’aide, adresse-toi donc à ton beau cousin : il est assez riche pour ça !
Adriana n’eut pas le temps de répondre : Morosini venait de se dresser au seuil de la porte et il devait y avoir sur sa personne quelque chose d’effrayant car le cri poussé à sa vue par la visiteuse fut un cri de terreur et elle courut vers son complice dans l’intention puérile de chercher sa protection.
Pourtant Aldo n’avança pas. Il restait là, debout sous le chambranle doré qui l’encadrait, les mains au fond des poches de son manteau au col relevé, aussi hautain et froid que les portraits de la galerie, toute émotion intérieure réfugiée dans ses yeux étincelants devenus d’un vert inquiétant. Il regardait les deux autres, content malgré tout de constater que l’arrogant Solmanski paraissait soudain mal à l’aise. Il le dédaigna provisoirement pour transpercer de son regard implacable la femme terrifiée qui tremblait devant lui.
– Va-t’en ! dit-il seulement, mais sa voix tranchait comme la hache du bourreau.
Les yeux d’Adriana s’agrandirent. Elle joignit les mains, ébauchant un geste de prière, mais il ne lui permit pas de dire un seul mot.
– Va-t’en ! répéta-t-il. Ne reviens plus jamais et estime-toi heureuse que je te laisse la vie !
Elle comprit qu’il avait entendu et deviné plus encore. Pourtant quelque chose en elle refusait de se rendre sans combattre :
– Aldo ! Tu me rejettes ?
– C’est ma mère qui aurait dû te rejeter. Sors de sa maison sans m’obliger à employer la force !
Il s’écarta pour lui laisser le passage mais détourna la tête. Alors, courbant les épaules sous le poids d’une condamnation qu’elle devinait sans appel, la comtesse Orseolo quitta la vieille demeure qui l’accueillait naguère avec tant de joie sans espoir d’y revenir jamais...
Lorsque l’écho de ses pas se fut éteint, Morosini claqua brutalement derrière lui le lourd battant de chêne orné de bronzes dorés tout en s’approchant du Polonais :
– Vous pouvez la suivre, articula-t-il, et même je vous le conseille ! Parce qu’elle vous a aimé, vous en avez fait une criminelle. Vous lui devez bien cette compensation !
– Je ne lui dois rien. Quant à vous, votre exécution ne manque sans doute pas de grandeur mais croyez-vous qu’elle soit bien prudente ? La chère comtesse est peut-être décavée mais elle a rendu quelques services au Fascio et pourrait trouver des appuis à Rome ?
– Surtout avec votre aide puisque vous êtes si bien en cour ! Cela dit, j’exige que vous sortiez de chez moi. Je l’ai chassée mais l’instigateur du crime, c’était vous. Alors, dehors ! Vous et votre fille !
– Vous êtes fou, ma parole ? Ou bien avez-vous choisi de vous désintéresser du sort de vos vieux serviteurs ? Ils peuvent avoir beaucoup à souffrir de votre manque de collaboration.
Morosini sortit d’une de ses poches une main armée d’un revolver qu’il braqua sur Solmanski :
– Si je les avais oubliés vous seriez déjà mort ! Ce que j’entends à présent, c’est que tout soit bien clair entre nous. Dans cinq jours, j’épouserai lady Ferrals mais sous certaines conditions.
– Vous n’êtes guère en mesure d’en poser.
– Moi, je crois que si ! A cause de cet objet, fit Aldo en agitant légèrement son arme. Ou vous acceptez ou je vous loge une balle dans la tête !
– Vous signeriez votre propre arrêt en même temps que celui des domestiques.
– Pas sûr ! Vous disparu, j’arriverais peut-être à m’entendre avec vos protecteurs ? Dès l’instant où l’on peut payer cher...
– Voyons vos conditions !
– Elles sont trois. Premièrement, Cecina et Zaccaria Pierlunghi seront présents au mariage, libres.
Deuxièmement, la cérémonie aura lieu ici même. Troisièmement, vous allez, dès ce soir, habiter ailleurs que dans ce palais où vous ne reviendrez qu’une seule fois, le jour du mariage. L’assassin ne doit pas souiller de sa présence la maison de sa victime. Votre fille vous accompagnera jusqu’à l’heure prévue. Il n’est pas convenable que de futurs époux habitent sous le même toit.
Solmanski accueillit cette dernière exigence par un froncement de sourcils qui fit tomber son monocle, mais le temps de le reloger sous l’orbite et son visage était redevenu impassible, – Je ne veux pas vivre à l’hôtel. On peut y faire des rencontres désagréables...
– Surtout quand on est recherché déjà par au moins deux polices étrangères ! Mais vous pouvez loger chez la signora Moretti où j’avais installé votre fille. Elle est la discrétion même et je n’ai qu’à lui téléphoner... Vous acceptez ?
– Et si je n’accepte pas ?
– Je vous tue séance tenante ! Et n’agitez pas votre menace d’appeler au secours ! Votre gardien ne pèserait pas lourd entre les mains de Zian, mon gondolier, qui est encore en bas.
– Vous bluffez ! fit l’autre en haussant les épaules.
– Essayez, vous verrez ! Et mettez-vous bien ceci dans la tête : nous autres gens de Venise supportons difficilement d’être asservis. Il nous arrive de préférer en finir. Alors croyez-moi, contentez-vous d’avoir réussi votre petit chantage et acceptez mes conditions !
C’était sans doute chose acquise pour le comte car il ne prit même pas le temps de la réflexion.
– Dans cinq jours, ma fille sera princesse Morosini ?
– Vous avez ma parole...
– Appelez votre amie et faites-nous conduire chez elle. Nous allons nous préparer !
Debout près d’une des fenêtres de la bibliothèque, Aldo regardait le père et la fille prendre place dans le motoscaffo avec l’aide de Zian. Avant d’embarquer, la tête de la jeune femme s’était levée dans sa direction comme si elle le sentait là. Avec un mouvement d’épaules mécontent, il se détourna et descendit aux cuisines où M. Buteau, drapé dans l’un des vastes tabliers de Cecina, hachait des herbes en compagnie de Fulvia qui mettait à chauffer une marmite d’eau pour les pâtes.