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– Laissez ça ! lui dit-il. Nous sommes débarrassés pour cinq jours et vous en avez assez fait. Je vous emmène à San Trovaso manger une zuppa di verdure et des scampis chez Montin. Nous prendrons nos repas au restaurant jusqu’à samedi. Ce jour-là, j’espère que Cecina nous sera rendue...

– Vous allez donc accepter ce mariage ?

Il y avait du chagrin et de la colère sur le visage de l’ancien précepteur. Ému, Aldo le prit aux épaules, l’embrassa et sourit :

– Je n’ai pas d’autre moyen de les sauver, elle et Zaccaria.

– Cecina déteste cette jeune femme. Elle n’acceptera pas...

– Il le faudra pourtant bien. A moins qu’elle ne m’aime pas autant que je l’aime ?

Fulvia, qui s’était contentée d’écouter sans rien dire, vint prendre la main de son maître et la baisa. Elle aussi avait les larmes aux yeux...

– Nous ferons de notre mieux pour vous aider, don Aldo ! Et je vous promets que Cecina comprendra ! D’ailleurs, elle est très jolie cette jeune dame ! Et elle a l’air de vous aimer.

C’était bien là l’ironie du sort ! Il y avait eu le temps, pas si lointain, où Aldo aurait donné sa fortune pour faire sa princesse de l’exquise Anielka. Avait-il rêvé, mon Dieu, sur les jours et surtout les puits passés auprès d’elle ! Et voilà qu’à l’instant où elle lui était donnée il en refusait l’idée avec horreur...

Pas donnée, d’ailleurs ! Vendue... et au prix d’un chantage ignoble ! Un chantage qu’elle acceptait, qu’elle avait peut-être suggéré. Il y avait désormais entre eux trop d’ombres, trop de doutes ! Plus rien ne pourrait être comme avant.

– Et si vous vous posiez la seule question valable ? suggéra Guy tandis qu’ils dînaient dans l’agréable salle de Montin où la bohème vénitienne se réunissait autour des nappes à carreaux et des fiasques transformées en porte-bougies.

– Laquelle ?

– Vous l’aimiez autrefois. Que reste-t-il de cet amour ?

La réponse vint aussitôt, rapide, implacable :

– Rien. Tout ce qu’elle m’inspire, c’est de la méfiance. Et retenez bien ceci, mon ami. Au jour dit je lui donnerai mon nom mais jamais, vous entendez, jamais elle ne sera ma femme !

– Il ne faut pas dire jamais ! La vie est longue, Aldo, et cette Anielka est l’une des plus jolies femmes que j’aie rencontrées...

– ... et je ne suis qu’un homme ? Allez donc au bout de votre pensée !

– J’y vais. Si elle est vraiment amoureuse de vous, mon cher enfant, vous aurez affaire à forte partie. Une tentation permanente.

– C’est possible mais je sais comment l’affronter : si j’accepte contraint et forcé que la fille de ce bandit qui a tué ma mère devienne mon épouse au yeux de tous, je n’accepterai jamais le risque d’avoir des enfants porteurs de ce sang-là !

CHAPITRE 13 CELUI QUE L’ON N’ATTENDAIT PAS..

Le samedi 8 décembre, à neuf heures du soir, Morosini épousait l’ex-lady Ferrals dans la petite chapelle que la piété craintive d’une aïeule épouvantée par la peste de 1630 avait installée dans l’un des bâtiments du palais. Un sanctuaire à la fois sévère dans son décor de pierre nue et fastueux par la magie d’une Vierge de Véronèse qui souriait au-dessus de l’autel dans des atours de reine. Ce qui ne voulait pas dire que la cérémonie allait en être plus joyeuse.

Seule la mariée, très belle dans un ensemble de velours blanc orné d’hermine, avait l’air de vivre dans la lumière pauvre de quatre cierges dispensée sur une assemblée tout de noir vêtue comme le marié lui-même dont la jaquette ne portait aucune fleur au revers.

Les témoins d’Aldo étaient son ami Franco Guardini, le pharmacien de Santa Margarita, et Guy Buteau. La future princesse était assistée d’Anna-Maria Moretti – qui avait accepté par amitié pour Aldo – et du commendatore Ettore Fabiani mais le manteau de breitschwanz de l’une n’était pas plus gai que l’uniforme de l’autre. Solmanski regardait, un peu en retrait, et dans un coin Zaccaria se tenait debout, très raide, avec sur son visage une dureté qu’on ne lui connaissait pas. A ses pieds, Cecina portant un deuil ostensible priait, à genoux...

Tous deux avaient été ramenés au palais le matin même et en bon état : on n’avait pas commis la maladresse de les maltraiter mais une scène émouvante avait opposé Cecina à Morosini dès qu’ils s’étaient retrouvés face à face :

– Tu n’avais pas le droit d’accepter ça ! s’était-elle écriée. Même pour nous ! ... Tout est de ma faute ! Si j’avais su me taire, on ne nous aurait pas emmenés ! ... mais je n’ai jamais su me taire.

– C’est aussi pour ça que je t’aime ! Ne te reproche rien : si tu n’avais rien dit, Solmanski aurait trouvé autre chose pour m’obliger à épouser sa fille ! Ou alors on t’aurait emmenée quand même avec Zaccaria et peut-être aussi M. Buteau... Qu’est-ce qu’un mariage alors que vous faites partie de moi ?

Elle était tombée dans ses bras en sanglotant et il avait bercé un moment ce gros bébé désespéré tandis que Zaccaria, plus calme mais les larmes aux yeux, s’efforçait à l’impassibilité. Et quand elle s’était enfin écartée de lui, Aldo lui avait annoncé qu’il allait les installer tous les deux dans une maison achetée l’année précédente non loin du Rialto, en ajoutant qu’il ne voulait pas leur imposer, à elle surtout, un service qui leur serait désagréable. Mais, du coup, les larmes de Cecina séchèrent au feu d’une nouvelle poussée de colère :

– Qu’on te laisse tout seul ici avec cette empoisonneuse ? Tu veux rire, je suppose ?

– Pas exactement, fit Morosini à qui la gaieté de la chose échappait, et, une fois de plus, tu exagères ! Elle n’a jamais tué personne que je sache !

– Et son mari ? Ce mylord anglais dont la mort l’a envoyée en prison, tu es bien sûr qu’elle n’y est pour rien ?

– Elle a été acquittée mais je t’en prie, avant de refuser ma proposition, examine ce que sera la situation : la nouvelle princesse va vivre ici. Si tu restes, tu devras la servir...

– Vivre ici ? Où ça ? Dans la chambre de donna Isabelle ?

Aldo la prit par la main et l’entraîna vers l’escalier :

– Viens avec moi ! Toi aussi, Zaccaria...

Il les mena ainsi devant la double porte donnant accès à la chambre qui avait été celle de sa mère et où personne n’entrerait plus : clouées de chaque côté et croisées comme les hallebardes d’invisibles gardiens, deux longues rames de gondole aux couleurs des Morosini en condamnaient l’accès.

– Voilà ! Fulvia et Livia ont fait le ménage puis elles ont clos les volets et Zian, sur mon ordre, a fixé ceci. Quant à... donna Anielka, j’ai donné l’ordre de préparer pour elle la chambre aux lauriers réservée jusqu’à présent aux hôtes de marque...

Rendue muette un instant par l’émotion, Cecina retrouva sa voix pour demander :

– Toi aussi, tu vas y habiter ?

– Je n’ai aucune raison de quitter mon logis habituel.

– A l’autre bout de la maison ?

– Mais oui ! Nous partagerons le même toit mais pas le même ht.

– Et... le père ?

– Sauf pour la cérémonie de ce soir, il ne remettra jamais les pieds ici. Je l’ai exigé et il a accepté. Crois-tu pouvoir vivre dans ces conditions... même quand je serai absent ?