– Ridicule ! Il s’est pendu après avoir écrit une confession touchant la mort de sir Eric Ferrals, mon gendre !
– Non. Vous l’avez pendu ! Le malheur pour vous est qu’il y eut un témoin, un fripier juif, qui habitait la même maison et qui vous avait déjà vu à l’œuvre lors d’un pogrom en Ukraine où vous avez fait merveille au temps où vous vous appeliez Ortschakoff. Ce malheureux a eu tellement peur qu’il a d’abord jugé plus prudent de se taire mais il a tout déballé lorsque je lui ai montré une photographie de vous prise au moment du procès de votre fille. De plus, vous êtes accusé d’avoir, en octobre dernier, fait voler à la Tour de Londres le diamant connu sous le nom de la Rose d’York. Vous avez payé généreusement vos deux complices, malheureusement ils n’ont pas pu se mettre d’accord sur le partage de vos libéralités. Une dispute a été entendue ; on les a arrêtés et ils ont passé des aveux complets. La suite de vos forfaits regarde surtout la police autrichienne mais...
– Aldo ! s’écria Franco Guardini en se précipitant vers Anielka, ta femme se trouve mal !
Avec un faible cri, elle venait en effet de glisser sans connaissance sur le tapis. Morosini rejoignit son ami, enleva le mince corps et l’emporta en appelant Livia pour qu’elle lui donne les soins nécessaires.
– Je m’en charge, si tu veux, proposa Guardini qui le suivait.
– Avec plaisir, mon vieux ! Je te remercie car il faut que je retourne là-bas !
– Quelle histoire ! Cette pauvre petite n’est pas près d’oublier son mariage !
– Moi non plus, figure-toi ! lança Aldo qui ne savait plus très bien s’il était plus soulagé que navré. Soulagé que son détestable beau-père soit sur le chemin du châtiment mais navré que le superintendant et son mandat d’arrêt ne fussent pas arrivés une heure plus tôt... A peine soixante minutes et il échappait à ce mariage qui l’exaspérait ! Maintenant, il allait devoir passer sa vie auprès d’une femme qu’il n’aimait plus et que, par-dessus le marché, il devrait consoler ! Sans compter l’agréable perspective d’avoir pour beau-père un criminel sous les pieds duquel s’ouvrirait un matin la trappe du gibet de Pentonville !
En regagnant le salon, il trouva Anna-Maria sur le seuil, l’air perplexe :
– Veux-tu que j’aille m’occuper d’elle ?
– C’est selon. As-tu lié amitié quand elle était chez toi ?
– Non. J’étais pour elle une hôtelière.
– En ce cas, inutile d’en faire plus ! Merci d’être venue, ajouta-t-il en se penchant pour l’embrasser. J’irai te voir bientôt. Zaccaria va te raccompagner à ta gondole !
Lorsqu’il pénétra de nouveau dans le salon, Solmanski avait les menottes aux mains et deux carabiniers s’apprêtaient à l’emmener sous la direction du commissaire Salviati. Au moment où il croisa Morosini, le prisonnier eut un méchant sourire :
– N’allez pas croire que vous en avez fini avec moi... mon gendre ! Je ne suis pas encore pendu et je laisse auprès de vous quelqu’un qui saura perpétuer mon souvenir !
– Ne soyez pas trop optimiste, Solmanski ! conseilla Warren. Je suis comme les dogues de mon pays : quand je tiens un os, je ne lâche plus...
– Nous verrons bien... Sans adieu, Morosini ! Le superintendant s’apprêtait à suivre le cortège quand Aldo le retint :
– J’imagine que vous ne repartez pas dans l’instant pour Londres, mon cher Warren, et j’espère que vous m’accorderez le plaisir de vous offrir l’hospitalité !
L’ombre d’un sourire passa sur le visage fatigué du policier.
– J’accepterais volontiers mais je craindrais, un soir comme celui-là, d’être importun ?
– Importun, vous ? Je regrette seulement que vous ne soyez pas arrivé plus tôt. Je ne me retrouverais pas à cette heure marié de force et à moitié déshonoré. Restez, superintendant ! Nous allons souper ensemble et nous causerons. Nous avons, je crois, beaucoup de choses à nous dire !
– All right ! Je rejoins Salviati pour reprendre ma valise que j’ai laissée au commissariat et je reviens !
Tandis qu’il disparaissait, Aldo donna des ordres pour qu’on prépare une chambre et que l’on remplace le buffet servi par une table pour trois personnes puis il se rendit chez la nouvelle épousée afin de prendre de ses nouvelles mais, dans la galerie qui desservait les chambres, il trouva Cecina.
– Le Seigneur et la Madone ont entendu mes prières, lança-t-elle du plus loin qu’elle aperçut Aldo. Le maudit va connaître son châtiment et toi, toi mon petit, tu es libéré !
– Libéré ? De quoi parles-tu, Cecina ? Je suis marié... et devant Dieu, hélas !
– Ton mariage n’est pas valable ! J’ai entendu ce qu’a dit l’Anglais : le démon ne s’appelle pas Solmanski mais Or... je ne me souviens plus. En tout cas, elle, tu vas pouvoir la jeter dehors ! ajouta-t-elle en tendant un bras vengeur vers la chambre d’Anielka.
– J’ai pensé à ça, mais il ne faut pas rêver. Cet homme n’est pas de ceux qui laissent au hasard une chose pareille : il a bel et bien acquis pour lui et ses descendants le nom polonais et la nationalité qui va avec. Seul le pape pourrait me démarier.
Sur la figure mobile de Cecina, la déception fit aussitôt place à une farouche résolution :
– Par San Gennaro, il faudra bien qu’il le fasse ! J’irai le lui demander moi-même ! Et tu viendras avec moi !
Morosini ne répondit pas. Il avait lancé le nom du Saint-Père dans le feu de la conversation et presque comme une plaisanterie mais, après tout, pourquoi pas ? Un mariage conclu dans de telles conditions et non consommé devait pouvoir se plaider devant le redoutable Saint-Office ?
– Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, Cecina, mais autant que tu le saches : on se marie en cinq minutes mais pour obtenir l’annulation c’est beaucoup plus long ! Cela peut prendre des années ! Alors prépare-toi à la patience et, en attendant, il faudra traiter la princesse – et il appuya sur le mot – selon son rang, la servir et s’occuper d’elle. Une dernière fois, je te propose...
– Non, non ! On fera ce qu’il faut ! Mais j’ai bien le droit de penser ce que je veux ! La princesse ! ... Je t’en ficherai, moi, des princesses comme ça !
Et sans plus s’occuper de son maître, Cecina grognant et maugréant fonça vers l’escalier de toute la vitesse de ses courtes jambes. Aldo entra dans la chambre sans faire de bruit.
Franco était toujours là. Assis au chevet de la jeune femme qui pleurait la tête dans ses bras en lui tournant le dos, il faisait des efforts touchants pour la consoler. Tellement désolé lui-même qu’il était presque en larmes. L’entrée d’Aldo lui arracha un soupir de soulagement :
– J’allais te chercher, chuchota-t-il, parce qu’il n’y a que toi qui puisses faire quelque chose. Tu vois dans quel état elle est ?
– Je vais m’en occuper, sois tranquille... mais je te remercie de tes soins.
Il raccompagna son ami à la porte et revint vers le lit où les sanglots d’Anielka s’apaisaient depuis que la voix d’Aldo se faisait entendre. Au bout d’un moment, elle releva sa tête blonde aux courts cheveux emmêlés, découvrant un visage rougi et tuméfié mais des yeux pleins d’éclairs :
– Qu’allez-vous faire de moi à présent ? Me chasser ?
– Le devrais-je ? Oubliez-vous que nous venons de nous marier ? Je vous dois aide, protection et mon toit doit être le vôtre. Je l’ai promis... Que votre père ait été arrêté ne change rien à la loi qui nous lie. Vous êtes ici chez vous.