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– C’est le seul chemin pour vous libérer, soupira le superintendant, mais prenez garde lorsque vous entreprendrez les démarches et tâchez qu’elles soient aussi discrètes que possible parce que, dès ce moment-là, vous serez en danger. Elle s’est donnée trop de mal pour vous épouser et ne vous lâchera pas comme ça. En attendant, je pense qu’elle emploiera d’autres armes : c’est l’une des plus jolies femmes que j’aie rencontrées. Une véritable sirène !

– Je l’éprouvais encore il n’y a pas si longtemps mais le charme ne prend plus. Vous dire pourquoi, je ne saurais. Peut-être parce que j’ai horreur de ce qui est trouble, douteux, équivoque.

– J’en suis heureux. Quoi qu’il en soit, suivez mon conseil. Prenez garde !

Sachant bien qu’il n’arriverait pas à dormir, Morosini ne se coucha pas cette nuit-là. L’aube le trouva à sa fenêtre, scrutant la grisaille où se rejoignaient le ciel et le Grand Canal dans l’attente d’un peu de rose, d’un espoir de soleil perçant le cocon brumeux et humide refermé sur Venise... Pour la première fois de sa vie, il s’y sentait prisonnier, autant que le criminel qui attendait son transfert sous l’un de ces toits uniformisés par la lumière pauvre.

Certes, le milicien de la porte n’était plus là et ne reviendrait pas, mais la lèpre fasciste avait commencé à s’étendre, sournoise comme une nappe d’huile, sur l’Italie. Venise en était atteinte jusqu’à ses fondations puisque sa famille, à lui, prince Morosini, se trouvait contaminée. Adriana, qu’il avait tellement aimée, convertie par le double amour d’un homme et de l’argent au point d’avoir accepté l’assassinat d’une femme dont elle n’avait jamais reçu que tendresse et bienfaits ! C’était peut-être ça le pire !

Et qu’allait-il faire d’elle ? Lui donner la mort comme il l’avait juré jadis au meurtrier de sa mère ? Si la paix de son âme, à lui, était à ce prix, pourquoi pas ? Il n’éprouvait plus pour elle que dégoût et aversion, tout comme pour la créature qui reposait à quelques pas de lui. La laisser s’enfoncer peu à peu dans la misère qui la guettait, l’y aider au besoin pouvait offrir une vengeance plus subtile ? Restait à savoir s’il existait des liens entre elle et Anielka ? Auquel cas, celle-ci réussirait peut-être à secourir l’ancienne maîtresse de son père ? Qu’adviendrait-il alors de lui-même et de ceux qui vivaient auprès de lui, pris entre deux feux, entre deux haines ? Il fallait faire quelque chose !

Vers dix heures du matin, Morosini se rendit chez Me Massaria, son notaire, pour y établir un testament partageant ses biens entre Guy Buteau, Adalbert Vidal-Pellicorne et le couple Cecina-Zaccaria. Après quoi, il revint s’atteler à ses affaires en retard l’âme beaucoup plus sereine : s’il mourait, Anielka et Adriana ne recevraient pas la moindre bribe de sa fortune...

Le banquier luxembourgeois referma l’écrin au griffon d’or et de rubis, le glissa dans sa poche, serra avec effusion la main de Morosini et remit ses gants :

– Je ne vous remercierai jamais assez, mon cher prince ! Ma mère va être heureuse de recevoir pour Noël ce bijou de famille disparu depuis une centaine d’années. Une vraie surprise et, en vérité, vous faites des miracles !

– Vous m’y avez aidé. Vous êtes patient et je suis obstiné : la chance a fait le reste...

Il regarda son client embarquer sur le Giudecca avec lequel Zian allait le ramener à la gare. On était, en effet, à l’avant-veille de Noël et le Luxembourgeois n’avait pas de temps à perdre, mais au moins il repartait heureux...

Morosini n’en disait pas autant. La joie de son client et aussi l’approche de la Nativité augmentaient sa lassitude. Surtout lorsqu’il se souvenait de l’an passé ! A pareille époque, Adalbert et lui-même avaient réussi à faire parvenir le diamant du Téméraire à Simon Aronov. En outre, le palais Morosini déplorait seulement l’absence de Mina autour d’une table de réveillon où un joyeux trio bouchait solidement la brèche : la chère tante Amélie, flanquée de Marie-Angéline du Plan-Crépin et de Vidal-Pellicorne. Tous très contents d’être là et de partager avec Aldo la plus belle fête de l’année.

Cette fois, c’était l’échec sur toute la ligne : l’opale était à jamais perdue et la famille immédiate d’Aldo se composait d’une femme douteuse et d’un criminel en attente de jugement. Les autres, les vrais, ne seraient pas là : Mme de Sommières était au lit avec la grippe dans son hôtel du parc Monceau ; Plan-Crépin veillait sur elle. Quant à Adalbert, on l’imaginait tout à fait passant les fêtes à Vienne, avec Lisa et sa grand-mère, et ce serait bien ainsi. Pourquoi donc se priverait-il d’une telle joie ?

Soudain, le prince-antiquaire sentit un frisson courir le long de son dos et il se mit à éternuer. Il était en train de prendre froid. C’était idiot de rester planté là, dans la bise aigre qui soufflait sur Venise, à ressasser ses malheurs ! Il pouvait aussi bien faire ça à l’intérieur mais, comme il allait rentrer, quelque chose accrocha son regard et le retint : là-bas, le canot de l’hôtel Danieli amorçait un virage dirigé vers l’entrée du rio Cà Foscari et le conducteur agitait le bras à son intention : sans doute lui amenait-il un nouveau client.

Une cliente plutôt : une silhouette se tenait auprès de lui, féminine et élégante sous une toque de renard bleu et dans un manteau bordé de la même fourrure. Elle aussi fit un geste et le cœur d’Aldo manqua un battement. Mais déjà le bateau coupait les gaz pour aborder les marches et Aldo eut à peine le temps de revenir de sa surprise : Lisa était arrivée auprès de lui, son petit nez rougi par le froid mais ses yeux couleur de violette rayonnant de joie :

– Bonjour ! s’écria-t-elle. Vous ne m’attendiez pas, je pense ?

Une si belle lumière, une telle chaleur émanaient de la jeune fille qu’Aldo en oublia ses frissons. Il dut se retenir pour ne pas la prendre dans ses bras et se contenter de lui tendre les mains :

– Oh non, je ne vous attendais pas ! Et même je ne cessais de remâcher des pensées lugubres mais vous apparaissez et tout s’éclaire ! Quel incroyable bonheur de vous voir ici aujourd’hui !

– Je vous le dirai tout à l’heure. Est-ce que nous ne pouvons pas entrer ? L’humidité est glaciale...

– Bien sûr ! Venez ! Venez vite !

Il l’entraîna vers son cabinet de travail mais Zaccaria qui arrivait avec le plateau du thé venait de reconnaître l’arrivante et, posant son chargement sur un coffre, se précipitait vers elle :

– Mademoiselle Lisa ! ... Qui l’aurait cru ? Oh ! Cecina va être si contente !

Avant qu’on ait pu le retenir, il disparaissait en direction des cuisines, oubliant tout de son maintien pompeux pour ne penser qu’à la joie de sa femme. Aldo, cependant, faisait entrer sa visiteuse dans la grande pièce tendue de brocart jaune soleil où si souvent ils avaient travaillé ensemble, et ce fut tout naturellement qu’elle se posa sur le fauteuil où elle s’installait jadis pour prendre en sténo les lettres que Morosino lui dictait. Mais ils n’eurent pas le temps d’échanger deux mots : la porte s’envolait déjà sous l’enthousiasme de Cecina qui, riant et pleurant tout à la fois, se jetait sur Lisa qu’elle faillit écraser sous le choc :

– Par tous les saints du Paradis, c’est elle, c’est bien elle ! Notre petite ! ... Oh, doux Jésus quel beau cadeau vous nous faites pour notre Natale !

– Je crois que si vous aviez le moindre doute sur l’affection qu’on vous porte ici, vous voilà renseignée ? dit Aldo quand Lisa réussit à se dépêtrer du maelström de rubans, de toile amidonnée, de soie noire et de chair luxuriante que représentait Cecina pleurant à chaudes larmes. Vous nous restez, j’espère ?