Deux personnes venaient d’y entrer, toutes deux vêtues de noir. D’abord un homme entre deux âges mais qui devait être d’une rare vigueur physique. Il portait une sorte de livrée de velours soutachée de soie à la mode hongroise.
Après un bref coup d’œil à la salle, il livra passage à sa compagne qu’il fit asseoir avec toutes les marques d’un profond respect avant de se retirer au fond de la loge. Plus remarquable encore était la femme qui fixa l’attention du prince. Son port était celui d’une altesse et, en la regardant, Morosini évoqua certain portrait de la duchesse d’Albe peint par Goya. Elle était à la fois vêtue et masquée de dentelles noires : une sorte de mantille retombant de sa haute coiffure un peu plus bas que la bouche. Ses longs gants étaient taillés dans le même tissu léger et sombre qui faisait ressortir l’éclatante blancheur d’une peau sans défaut. Aucun autre bijou qu’une broche scintillant d’un éclat magique dans les dentelles mousseuses au creux d’un magnifique décolleté. Un éventail était posé sur le rebord de velours rouge de la loge.
Sans un mot, sans même tourner la tête vers lui, Aronov glissa des jumelles de nacre dans la main de son invité qui faillit les laisser tomber tant il était saisi par l’apparition. Cependant, il réussit à retenir l’instrument qu’il plaça devant ses yeux, d’abord braqué sur la scène où la Maréchale déplorait la fuite du temps puis sur la loge. La femme inconnue s’y tenait un peu en retrait de façon à n’être pas trop éclairée par les feux de la rampe. Le masque de dentelles empêchait de distinguer les traits de son visage mais à la teinte ivoirine de sa peau, à sa finesse devinée, à la façon qu’elle avait de se tenir droite et la tête fièrement portée sur son long cou, il était évident qu’elle n’était pas vieille et qu’un noble sang coulait dans ses veines.
– Regardez surtout le bijou ! souffla le Boiteux. Il en valait la peine : c’était, exécutée en diamants, une aigle impériale dont une magnifique opale formait le corps. A l’aide des jumelles, Morosini l’examina aussi soigneusement que possible puis tourna vers son compagnon un regard interrogateur :
– Oui, murmura celui-ci. J’ai tout lieu de penser qu’il s’agit de la nôtre.
Morosini se contenta d’un hochement de tête puisqu’il était impossible de parler, mais l’acte s’acheva bientôt au milieu d’un grand enthousiasme. La salle se ralluma. L’inconnue recula davantage dans l’ombre de la loge. Elle avait repris l’éventail et, le tenant déployé, s’en abritait encore un peu plus.
– Qui est-elle ? demanda Aldo.
– D’honneur je n’en sais rien, répondit Aronov. Une femme de haut rang très certainement mais qui ne doit pas habiter Vienne. On ne la connaît dans aucun hôtel et d’ailleurs, on ne l’a jamais vue que dans cette salle et uniquement lorsque l’on donne Le Chevalier à la rose. Ce qui n’est pas fréquent.
– C’est étrange ? Pourquoi cet opéra-là ?
– Regardez mieux son éventail !
Retiré derrière les chaises, Morosini braqua de nouveau les jumelles : l’éventail était une magnifique pièce d’écaille sombre et de dentelle sur la branche maîtresse de laquelle une rose d’argent était fixée. Morosini eut un sourire :
– Une rose ! C’est, bien sûr, la raison de son attachement à cet opéra. Il doit lui rappeler un souvenir...
– Sans aucun doute, mais cela ne fait qu’ajouter au mystère dont elle s’entoure. Le joyau qu’elle porte a appartenu, j’en suis certain, à l’impératrice Elisabeth. Je l’ai vu sur un portrait mais je savais déjà que la pierre centrale était celle que nous recherchons. J’ajoute que je vois cette dame pour la première fois. On m’avait déjà signalé sa présence à deux reprises et je n’étais pas sûr qu’elle soit ici ce soir. J’ai cependant pris le risque de vous inviter.
– Et je vous en remercie plus que vous n’imaginez. Mais enfin, il doit être facile d’apprendre par qui cette loge a été louée ?
– En effet, avec cette différence que celles-ci sont d’abonnement à l’année. La nôtre appartient à la comtesse von Adlerstein.
Morosini ne chercha même pas à dissimuler sa surprise :
– Eh bien, pour une coïncidence ! ... Vous connaissez la comtesse ?
– Pas personnellement. Je sais seulement qu’elle est la belle-mère de Moritz Kledermann, le grand collectionneur suisse...
– Et la grand-mère de mon ancienne secrétaire.
– Tiens donc ? Voilà qui est intéressant ! Vous devriez me raconter ça ?
– Oh, ce n’est pas le plus passionnant ! J’ai mieux encore, car je pense avoir rencontré cette inconnue aujourd’hui même, en fin d’après-midi, dans la crypte des Capucins. Elle était venue fleurir la tombe de l’archiduc Rodolphe, et ce ne serait pas la première fois selon le moine-gardien. Elle aurait même une autorisation spéciale pour venir en dehors des heures de visite...
– De mieux en mieux ! Vous êtes passionnant quand vous le voulez, mon cher prince ! Dites-m’en un peu plus !
Sans se faire prier, Aldo évoqua l’étrange vision de la crypte, la longue silhouette drapée de crêpe qu’il avait prise un instant pour le fantôme de la mère douloureuse de l’archiduc. Il raconta ensuite comment il s’était lancé à la poursuite de la voiture qui la ramenait au palais de Himmelpfortgasse :
– Une chance que Vienne reste fidèle aux voitures à chevaux ! Avec une automobile, je n’en aurais eu aucune...
– Cela veut dire que la vôtre tient bon ! C’est du très beau travail, mon ami, et le doute n’est plus permis : la dame doit habiter chez la comtesse...
– J’ai essayé, tout à l’heure, de lui rendre visite mais elle n’est pas à Vienne en ce moment. Un accident la retiendrait dans ses terres provinciales...
– C’est sans importance si cette femme loge chez elle. C’est peut-être une parente. De toute façon, nous la suivrons à la sortie du théâtre. J’ai là une voiture...
L’entracte s’achevait. Les lumières s’éteignirent. Les deux hommes se turent mais, s’il continua d’apprécier la musique et ses interprètes, Aldo ne vit pas grand-chose de la scène. Avec ou sans jumelles, son regard revenait sans cesse à la silhouette hautaine, à la fois discrète et fastueuse, où seul le joyau semblait vivre comme une étoile dans la nuit.
Lorsque le deuxième acte s’acheva dans une véritable explosion de gaieté soutenue par un ensorcelant rythme de valse, la salle, debout, acclama les artistes mais Aldo, figé dans sa contemplation, ne bougea pas :
– Levez-vous, voyons ! Faites comme le public, lui souffla Aronov qui applaudissait à tout rompre. Vous allez nous faire remarquer.
Il tressaillit et s’exécuta, faisant observer que, dans la loge d’en face, on applaudissait sans doute mais sans gesticuler.
Cette deuxième coupure était plus brève que la première. Les spectateurs se déplacèrent moins. Les deux hommes reprirent leur conversation mais c’était au tour de Morosini d’être songeur :
– Pourquoi ces voiles de deuil tout à l’heure ? Pourquoi, ce soir, ce véritable masque de dentelles ? Qu’est-ce que cette femme veut cacher ? ... A moins qu’elle ne souhaite attirer la curiosité, intriguer ? Auquel cas, elle y réussit à merveille.
– Je le pensais aussi avant que vous ne me pariiez de la crypte. A présent, je sens qu’il y a autre chose... Si je vous ai bien suivi, cette femme porterait le deuil de l’archiduc suicidé à Mayerling ? Il est mort depuis bientôt quarante-cinq ans. Ça ne vous paraît pas un peu long ?
– C’est peut-être sa veuve ?
– Stéphanie de Belgique ? Vous rêvez ! C’est une vieille femme maintenant qui s’est remariée en 1900 avec un Hongrois et dont je ne sais trop ce qu’elle est devenue. Celle-ci est beaucoup plus jeune. En outre, elle a grande allure, ce qui n’était pas le cas de la pauvre princesse.