— Pourquoi les ordures sentent jusque dans la cour ?
Que Bernard Grelier et l’héritière d’une vieille famille de la Banque puissent se soucier des mêmes choses triviales et ignorer conjointement l’utilisation du pronom personnel postverbe que la forme interrogative requiert jette sur l’humanité un éclairage nouveau.
Au chapitre cinématographique, en revanche, mon éclectisme s’épanouit. J’aime les blockbusters américains et les œuvres du cinéma d’auteur. En fait, j’ai longtemps consommé préférentiellement du cinéma de divertissement américain ou anglais, à l’exception de quelques œuvres sérieuses que je considérais avec mon œil esthétisant, l’œil passionnel et empathique n’ayant d’accointances qu’avec le divertissement. Greenaway suscite en moi admiration, intérêt et bâillements tandis que je pleure comme une madeleine spongieuse chaque fois que Melly et Mama montent l’escalier des Butler après la mort de Bonnie Blue et tiens Blade Runner pour un chef-d’œuvre de la distraction haut de gamme. Pendant longtemps, j’ai considéré comme une fatalité que le septième art soit beau, puissant et soporifique et que le cinéma de divertissement soit futile, réjouissant et bouleversant.
Tenez, par exemple, aujourd’hui, je frétille d’impatience à l’idée du cadeau que je me suis offert. C’est le fruit d’une exemplaire patience, l’assouvissement longtemps différé du désir de revoir un film que j’ai vu pour la première fois à la Noël 1989.
9
Octobre rouge
À la Noël 1989, Lucien était très malade. Si nous ne savions pas encore quand la mort viendrait, nous étions noués par la certitude de son imminence, noués en nous-mêmes et noués l’un à l’autre par cet invisible lien. Lorsque la maladie entre dans un foyer, elle ne s’empare pas seulement d’un corps mais tisse entre les cœurs une sombre toile où s’ensevelit l’espoir. Tel un fil arachnéen s’enroulant autour de nos projets et de notre respiration, la maladie, jour après jour, avalait notre vie. Lorsque je rentrais du dehors, j’avais le sentiment de pénétrer dans un caveau et j’avais froid tout le temps, un froid que rien n’apaisait au point que, les derniers temps, lorsque je dormais aux côtés de Lucien, il me semblait que son corps aspirait toute la chaleur que le mien avait pu dérober ailleurs.
La maladie, diagnostiquée au printemps 1988, le rongea pendant dix-sept mois et l’emporta à la veille de Noël. Une collecte fut organisée par la vieille Mme Meurisse auprès des résidents de l’hôtel et on déposa à ma loge une belle couronne de fleurs, ceinte d’un ruban qui ne portait aucune mention. Seule, elle vint aux obsèques. C’était une femme pieuse, froide et pincée, mais il y avait dans ses façons austères et un peu brusques quelque chose de sincère et lorsqu’elle mourut, un an après Lucien, je me fis la réflexion que c’était une femme de bien et qu’elle me manquerait, quoique, en quinze ans, nous n’ayons guère échangé de paroles.
— Elle a pourri la vie de sa belle-fille jusqu’au bout. Paix à son âme, c’était une sainte femme, avait ajouté Manuela — qui vouait à la jeune Mme Meurisse une haine racinienne — en guise d’oraison funèbre.
Hors Cornélia Meurisse, ses voilettes et ses chapelets, la maladie de Lucien n’apparut à personne comme quelque chose qui fût digne d’intérêt. Aux riches, il semble que les petites gens, peut-être parce que leur vie est raréfiée, privée de l’oxygène de l’argent et de l’entregent, ressentent les émotions humaines avec une intensité moindre et une plus grande indifférence. Puisque nous étions des concierges, il paraissait acquis que la mort était pour nous comme une évidence dans la marche des choses alors qu’elle eût revêtu pour les nantis les vêtements de l’injustice et du drame. Un concierge qui s’éteint, c’est un léger creux dans le cours du quotidien, une certitude biologique à laquelle n’est associée nulle tragédie et, pour les propriétaires qui le croisaient chaque jour dans l’escalier ou sur le seuil de la loge, Lucien était une non-existence qui retournait à un néant dont elle n’était jamais sortie, un animal qui, parce qu’il vivait une demi-vie, sans faste ni artifices, devait sans doute au moment de la mort n’éprouver aussi qu’une demi-révolte. Que, comme chacun, nous puissions endurer l’enfer et que, le cœur étreint de rage à mesure que la souffrance dévastait notre existence, nous achevions de nous décomposer en nous-mêmes, dans le tumulte de la peur et de l’horreur que la mort inspire à chacun, n’effleurait l’esprit de personne en ces lieux.
Un matin, trois semaines avant Noël, alors que je revenais des courses avec un cabas bourré de navets et de mou pour le chat, je trouvai Lucien habillé, prêt pour sortir. Il avait même noué son écharpe et, debout, m’attendait. Après les déambulations harassées d’un mari que le trajet de la chambre à la cuisine vidait de toute force et ensevelissait d’une effrayante pâleur, après des semaines à ne le point voir quitter un pyjama qui me semblait l’habit même du trépas, le découvrir l’œil brillant et la mine polissonne, le col de son manteau d’hiver bien remonté jusqu’à des joues étrangement roses, manqua de me faire défaillir.
— Lucien ! m’exclamai-je et j’allais faire le mouvement d’aller vers lui pour le soutenir, l’asseoir, le déshabiller, que sais-je encore, tout ce que la maladie m’avait appris de gestes inconnus et qui, ces derniers temps, étaient devenus les seuls que je savais faire, j’allais poser mon cabas, l’étreindre, le serrer contre moi, le porter, et toutes ces choses encore, lorsque, le souffle court, avec au cœur une étrange sensation de dilatation, je m’arrêtai.
— Il y a juste le temps, me dit Lucien, la séance est à une heure.
Dans la chaleur de la salle, au bord des larmes, heureuse comme jamais je ne l’avais été, je lui tins une main tiède pour la première fois depuis des mois. Je savais qu’un afflux inespéré d’énergie l’avait levé de son lit, lui avait donné la force de s’habiller, la soif de sortir, le désir que nous partagions une fois encore ce plaisir conjugal et je savais aussi que c’était le signe qu’il restait peu de temps, l’état de grâce qui précède la fin, mais cela ne m’importait pas et je voulais seulement profiter de cela, de ces instants dérobés au joug de la maladie, de sa main tiède dans la mienne et des vibrations de plaisir qui nous parcouraient tous deux parce que, grâce en soit rendue au ciel, c’était un film dont nous pouvions partager ensemble la saveur.
Je pense qu’il mourut tout de suite après. Son corps résista trois semaines encore mais son esprit s’en était allé à la fin de la séance, parce qu’il savait que c’était mieux ainsi, parce qu’il m’avait dit adieu dans la salle obscure, sans regrets trop poignants, parce qu’il avait trouvé la paix ainsi, confiant dans ce que nous nous étions dit en nous passant de mots, en regardant de concert l’écran illuminé où se racontait une histoire.