Je l’acceptai.
A la poursuite d’Octobre rouge était le film de notre dernière étreinte. Pour qui veut comprendre l’art du récit, il n’est que de le voir ; on se demande pourquoi l’Université s’obstine à enseigner les principes narratifs à coups de Propp, Greimas ou autres pensums au lieu d’investir dans une salle de projection. Prémices, intrigue, actants, péripéties, quête, héros et autres adjuvants : il vous suffit d’un Sean Connery en uniforme de sous-marinier russe et de quelques porte-avions bien placés.
Or, disais-je, j’ai appris ce matin sur France Inter que cette contamination de mes aspirations à la culture légitime par d’autres inclinations à la culture illégitime ne constitue pas un stigmate de ma basse extraction et de mon accès solitaire aux lumières de l’esprit mais une caractéristique contemporaine des classes intellectuellement dominantes. Comment l’ai je appris ? De la bouche d’un sociologue, dont j’aurais passionnément aimé savoir s’il aurait lui-même aimé savoir qu’une concierge en chaussons Scholl venait de faire de lui une icône sacrée. Etudiant l’évolution des pratiques culturelles d’intellectuels autrefois baignés de haute éducation du lever au coucher et désormais pôles de syncrétisme par où la frontière entre la vraie et la fausse culture se trouvait irrémédiablement brouillée, il décrivait un titulaire de l’agrégation de lettres classiques qui eût autrefois écouté du Bach, lu du Mauriac et regardé des films d’art et d’essai, et qui, aujourd’hui, écoute Haendel et MC Solaar, lit Flaubert et John Le Carré, s’en va voir un Visconti et le dernier Die Hard et mange des hamburgers à midi et des sashimis le soir.
Il est toujours très troublant de découvrir un habitus social dominant là où on croyait voir la marque de sa singularité. Troublant et peut-être même vexant. Que moi, Renée, cinquante-quatre ans, concierge et autodidacte, je sois, en dépit de ma claustration dans une loge conforme, en dépit d’un isolement qui aurait dû me protéger des tares de la masse, en dépit, encore, de cette quarantaine honteuse ignorante des évolutions du vaste monde en laquelle je me suis confinée, que moi, Renée, je sois le témoin de la même transformation qui agite les élites actuelles — composées de petits Pallières khâgneux qui lisent Marx et s’en vont en bande voir Terminator ou de petites Badoise qui font leur droit à Assas et sanglotent devant Coup de foudre à Notting Hill— est un choc dont je peine à me remettre. Car il apparaît très nettement, pour qui prête attention à la chronologie, que je ne singe pas ces jouvenceaux mais que, dans mes pratiques éclectiques, je les ai devancés.
Renée, prophète des élites contemporaines.
— Eh bien, eh bien, pourquoi pas, me dis-je en extirpant de mon cabas la tranche de foie de veau du chat puis en exhumant, au-dessous, bien emballés dans un plastique anonyme, deux petits filets de rougets barbets que je compte laisser mariner et conséquemment cuire dans un jus de citron saturé de coriandre.
C’est alors que la chose se produit
Pensée profonde n° 4
Soigne
Les plantes
Les enfants
Il y a une femme de ménage, ici, qui vient trois heures par jour mais les plantes, c’est maman qui s’en occupe. Et c’est un cirque pas croyable. Elle a deux arrosoirs, un pour l’eau avec engrais, un pour l’eau sans calcaire, et un vaporisateur avec plusieurs positions pour des pulvérisations « ciblées », « en pluie » ou « brumisantes ». Tous les matins, elle passe en revue les vingt plantes vertes de l’appartement et leur administre le traitement ad hoc. Et elle marmonne tout un tas de choses, complètement indifférente au reste du monde. Vous pouvez dire n’importe quoi à maman pendant qu’elle s’occupe de ses plantes, elle n’y prête strictement aucune attention. Par exemple : « Je compte me droguer aujourd’hui et faire une overdose » obtient pour réponse : « Le kentia jaunit au bout des feuilles, trop d’eau, ça, ce n’est pas bon du tout. »
Déjà, on tient le début du paradigme : si tu veux gâcher ta vie à force de ne rien entendre de ce que les autres te disent, occupe-toi des plantes vertes. Mais ça ne s’arrête pas là. Quand maman pulvérise de l’eau sur les feuilles des plantes, je vois bien l’espoir qui l’anime. Elle pense que c’est une sorte de baume qui va pénétrer dans la plante et qui va lui apporter ce dont elle a besoin pour prospérer. Pareil pour l’engrais, qu’elle met en petits bâtonnets dans la terre (en fait dans le mélange terre — terreau — sable — tourbe qu’elle fait composer spécialement pour chaque plante à la jardinerie de la porte d’Auteuil). Donc, maman nourrit ses plantes comme elle a nourri ses enfants : de l’eau et de l’engrais pour le kentia, des haricots verts et de la vitamine C pour nous. Ça, c’est le cœur du paradigme : concentrez-vous sur l’objet, apportez-lui des éléments nutritifs qui vont de l’extérieur vers l’intérieur et, en progressant au-dedans, le font grandir et lui font du bien. Un coup de pschitt sur les feuilles et voilà la plante armée pour affronter l’existence. On la regarde avec un mélange d’inquiétude et d’espoir, on est conscient de la fragilité de la vie, inquiet des accidents qui peuvent survenir mais, en même temps, il y a la satisfaction d’avoir fait ce qu’il fallait, d’avoir joué son rôle nourricier : on se sent rassuré, on est en sécurité pour un temps. C’est comme ça que maman voit la vie : une succession d’actes conjuratoires, aussi inefficaces qu’un coup de pschitt, qui donnent l’illusion brève de la sécurité.
Ce serait tellement mieux si on partageait ensemble notre insécurité, si on se mettait tous ensemble à l’intérieur de nous-mêmes pour se dire que les haricots verts et la vitamine C, même s’ils nourrissent la bête, ne sauvent pas la vie et ne sustentent pas l’âme.
10
Un chat nommé Grévisse
Chabrot sonne à ma loge.
Chabrot est le médecin personnel de Pierre Arthens. C’est une espèce de vieux beau perpétuellement bronzé, qui se tortille devant le Maître comme le ver de terre qu’il est et, en vingt ans, ne m’a jamais saluée ni n’a même manifesté que je lui apparaissais. Une expérience phénoménologique intéressante consisterait à interroger les fondements du non-apparaître à la conscience de certains de ce qui apparaît à la conscience des autres. Que mon image puisse conjointement s’imprimer dans le crâne de Neptune et faire faux bond à celui de Chabrot est en effet bien captivant.
Mais ce matin, Chabrot a l’air tout débronzé. Il a les joues qui pendent, la main tremblante et le nez... mouillé. Oui, mouillé. Chabrot, le médecin des puissants, a le nez qui coule. De surcroît, il prononce mon nom.
— Madame Michel.
Il ne s’agit peut-être pas de Chabrot mais d’une sorte d’extra-terrestre transformiste qui dispose d’un service de renseignements qui laisse à désirer parce que le vrai Chabrot ne s’encombre pas l’esprit d’informations qui concernent des subalternes par définition anonymes.