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— Madame Michel, reprend l’imitation ratée de Chabrot, madame Michel.

Eh bien, on le saura. Je m’appelle madame Michel.

— Un terrible malheur est arrivé, reprend Nez qui Coule qui, saperlipopette, au lieu de se moucher renifle.

Ça alors. Il renifle bruyamment, renvoyant la coulure nasale là d’où elle n’est même jamais venue et je suis contrainte par la rapidité de l’action à assister aux contractions fébriles de sa pomme d’Adam en vue de faciliter le passage de ladite. C’est répugnant mais surtout déconcertant.

Je regarde à droite, à gauche. Le hall est désert. Si mon E.T. a des intentions hostiles, je suis perdue.

Il se reprend, se répète.

— Un terrible malheur, oui, un terrible malheur. M. Arthens est mourant.

— Mourant, dis-je, vraiment mourant ?

— Vraiment mourant, madame Michel, vraiment mourant. Il lui reste quarante-huit heures.

— Mais je l’ai vu hier matin, il se portait comme un charme ! dis-je, abasourdie.

— Hélas, madame, hélas. Lorsque le cœur lâche, c’est un couperet. Le matin, vous bondissez comme un cabri, le soir vous êtes dans la tombe.

— Il va mourir chez lui, il ne va pas à l’hôpital ?

— Oooooh, madame Michel, me dit Chabrot en me regardant avec le même air que Neptune quand il est en laisse, qui voudrait mourir à l’hôpital ?

Pour la première fois en vingt ans, j’éprouve un vague sentiment de sympathie à l’endroit de Chabrot. Après tout, me dis-je, c’est un homme aussi et, à la fin, nous sommes tous semblables.

— Madame Michel, reprend Chabrot et je suis tout étourdie de cette débauche de madame Michel après vingt années de rien, beaucoup de gens vont sans doute vouloir voir le Maître avant... avant. Mais il ne veut recevoir personne. Il ne souhaite voir que Paul. Pouvez-vous éconduire les fâcheux ?

Je suis très partagée. Je note, comme à l’accoutumée, qu’on ne fait mine de remarquer ma présence que pour me donner de l’ouvrage. Mais après tout, me dis-je, je suis là pour ça. Je note aussi que Chabrot s’exprime d’une façon dont je raffole — pouvez-vous éconduire les fâcheux ? — et cela me trouble. Cette désuétude polie me plaît. Je suis esclave de la grammaire, me dis-je, j’aurais dû appeler mon chat Grévisse. Ce type m’indispose mais sa langue est délectable. Enfin, qui voudrait mourir à l’hôpital ? a demandé le vieux beau. Personne. Ni Pierre Arthens, ni Chabrot, ni moi, ni Lucien. Posant cette question anodine, Chabrot nous a tous faits hommes.

— Je vais faire ce que je peux, dis-je. Mais je ne peux pas les poursuivre jusque dans l’escalier non plus.

— Non, me dit-il, mais vous pouvez les décourager. Dites-leur que le Maître a fermé sa porte.

Et il me regarde bizarrement.

Il faut que je fasse attention, il faut que je fasse très attention. Ces derniers temps, je me relâche. Il y a eu l’incident du petit Pallières, cette façon saugrenue de citer l’Idéologie allemande qui, s’il avait été moitié aussi intelligent qu’une huître, aurait pu lui souffler à l’oreille bien des choses embarrassantes. Et voilà que, parce qu’un géronte toasté aux UV se fend de tournures surannées, je me pâme devant lui et en oublie toute rigueur.

Je noie dans mes yeux l’étincelle qui y avait jailli et prends le regard vitreux de toute bonne concierge qui s’apprête à faire de son mieux sans toutefois poursuivre les gens jusque dans l’escalier.

L’air bizarre de Chabrot disparaît.

Pour effacer toute trace de mes méfaits, je m’autorise une petite hérésie.

— C’est un espèce d’infarctus ? je demande.

— Oui, me dit Chabrot, c’est un infarctus.

Un silence.

— Merci, me dit-il.

— Pas de quoi, je lui réponds, et je ferme ma porte.

Pensée profonde n° 5

La vie

De tous

Ce service militaire

Je suis très fière de cette pensée profonde. C’est Colombe qui m’a permis de l’avoir. Elle aura donc eu au moins une fois une utilité dans ma vie. Je n’aurais pas cru pouvoir dire ça avant de mourir.

Depuis le début, Colombe et moi, c’est la guerre parce aue, pour Colombe, la vie, c’est une bataille permanente où il faut vaincre en détruisant l’autre. Elle ne peut pas se sentir en sécurité si elle n’a pas écrasé l’adversaire et réduit son territoire à la portion congrue. Un monde dans lequel il y a de la place pour les autres est un monde dangereux selon ses critères de guerrière à la noix. En même temps, elle a juste besoin d’eux pour une petite tâche essentielle : il faut bien que quelqu’un reconnaisse sa force. Donc non seulement elle passe son temps à tenter de m’écraser par tous les moyens possibles, mais en plus, elle voudrait que je lui dise, l’épée sous le menton, qu’elle est la meilleure et que je l’aime. Ça donne des journées qui me rendent folle. Cerise sur le gâteau, pour une obscure raison, Colombe, qui n’a pas une once de discernement, a compris que ce que je redoute le plus, dans la vie, c’est le bruit. Je pense que c’est une découverte qu’elle a faite par hasard. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit spontanément que quelqu’un puisse avoir besoin de silence. Que le silence serve à aller à l’intérieur, qu’il soit nécessaire pour ceux qui ne sont pas intéressés que par la vie au-dehors, je ne crois pas qu’elle puisse le comprendre parce que son intérieur à elle est aussi chaotique et bruyant que l’extérieur de la rue. Mais en tout cas, elle a compris que j’avais besoin de silence et, par malheur, ma chambre est à côté de la sienne. Alors, à longueur de journée, elle fait du bruit. Elle hurle au téléphone, elle met de la musique très fort (et ça, ça me tue réellement), elle claque les portes, elle commente à voix haute tout ce qu’elle fait, y compris des choses passionnantes comme se brosser les cheveux ou chercher un crayon dans un tiroir. Bref, comme elle ne peut rien envahir d’autre parce que je lui suis humainement totalement inaccessible, elle envahit mon espace sonore et elle me pourrit la vie du matin jusqu’au soir. Remarquez qu’il faut avoir une conception du territoire très pauvre pour en arriver là ; moi, je me fiche de l’endroit où je suis, pourvu que j’aie le loisir d’aller sans encombre dans ma tête. Mais Colombe, elle, ne se contente pas d’ignorer le fait ; elle le transforme en philosophie : « Mon emmerdeuse de sœur est une petite personne intolérante et neurasthénique qui déteste les autres et qui préférerait habiter dans un cimetière où tout le monde est mort — tandis que moi, je suis une nature ouverte, joyeuse et pleine de vie. » S’il y a bien une chose que je déteste, c’est quand les gens transforment leurs impuissances ou leurs aliénations en credo. Avec Colombe, je suis vernie.

Mais Colombe, depuis quelques mois, ne se contente pas d’être la sœur la plus épouvantable de l’univers. Elle a aussi le mauvais goût d’avoir des comportements inquiétants. Je n’ai vraiment pas besoin de ça : une purge agressive pour sœur et, en plus, le spectacle de ses petites misères. Depuis quelques mois, Colombe est obsédée par deux choses : l’ordre et la propreté. Conséquence bien agréable : du zombie que j’étais, je deviens une malpropre ; elle passe son temps à me crier dessus parce que j’ai laissé des miettes dans la cuisine ou parce que, dans la douche ce matin, il y avait un cheveu. Cela dit, elle ne s’en prend pas qu’à moi. Tout le monde est harcelé du matin au soir parce qu’il y a du désordre et des miettes. Sa chambre, qui était un souk pas possible, est devenu clinique : tout au carré, pas un grain de poussière, les objets avec une place bien définie et malheur à Mme Grémond si elle ne les remet pas exactement pareil une fois qu’elle a fait le ménage. On dirait un hôpital. À la limite, ça ne me dérangerait pas que Colombe soit devenue si maniaque. Mais ce que je ne supporte pas, c’est qu’elle continue à jouer à la fille cool. Il y a un problème mais tout le monde fait semblant de ne pas le voir et Colombe continue de se prétendre la seule de nous deux à prendre la vie « en épicurienne ». Je vous garantis pourtant qu’il n’y a rien d’épicurien à prendre trois douches par jour et à crier comme une démente parce qu’une lampe de chevet a bougé de trois centimètres.