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Quel est le problème de Colombe ? Ça, je n’en sais rien. Peut-être qu’à force de vouloir écraser tout le monde, elle s’est transformée en soldat, au sens propre du terme. Alors, elle fait tout au carré, elle astique, elle nettoie, comme à l’armée. Le soldat est obsédé par l’ordre et la propreté, c’est connu. Il faut ça pour lutter contre le désordre de la bataille, la saleté de la guerre et tous ces bouts d’hommes qu’elle laisse derrière elle. Mais je me demande en fait si Colombe n’est pas un cas exacerbé qui révèle la norme. Est-ce que nous n’abordons pas tous la vie comme on fait son service militaire ? En faisant ce qu’on peut en attendant la quille ou le combat ? Certains récurent la chambrée, d’autres tirent au flanc, passent le temps en jouant aux cartes, trafiquent, intriguent. Les officiers commandent, les bidasses obéissent mais personne n’est dupe de cette comédie à huis clos : un matin, il faudra bien aller mourir, les officiers comme les soldats, les abrutis comme les petits malins qui font du marché noir de cigarettes ou du trafic de PQ.

En passant, je vous fais l’hypothèse du psy de base : Colombe est tellement chaotique au-dedans, vide et encombrée à la fois, qu’elle essaye de mettre de l’ordre en elle-même en rangeant et en nettoyant son intérieur. Rigolo, hein ? Ça fait longtemps que j’ai compris que les psys sont des comiques qui croient que la métaphore, c’est un truc de grand sage. En fait, c’est à la portée du premier sixième venu. Mais il faut entendre les gorges chaudes que les amis psys de maman font à propos du moindre jeu de mots et il faut entendre aussi les idioties que maman rapporte, parce qu’elle raconte à tout le monde ses séances avec son psy, comme si elle était allée à Disneyland : attraction « ma vie de famille », palais des glaces « ma vie avec ma mère », grand 8 « ma vie sans ma mère », musée de l’horreur « ma vie sexuelle » (en baissant la voix pour que je n’entende pas) et pour finir, le tunnel de la mort, « ma vie de femme préménopausée ».

Mais moi, ce qui me fait peur avec Colombe, souvent, c’est que j’ai l’impression qu’elle n’éprouve rien. Tout ce que Colombe montre, comme sentiment, c’est tellement joué, tellement faux, que je me demande si elle ressent quelque chose. Et des fois, ça me fait peur. Elle est peut-être complètement malade, elle cherche peut-être à tout prix à ressentir quelque chose d’authentique, alors elle va peut-être accomplir un acte insensé. Je vois d’ici les titres des journaux : « Le Néron de la rue de Grenelle : une jeune femme met le feu à l’appartement familial. Interrogée sur les raisons de son acte, elle répond : je voulais éprouver une émotion. »

Bon, d’accord, j’exagère un peu. Et puis je suis mal placée pour dénoncer la pyromanie. Mais en attendant, en l’écoutant crier ce matin parce qu’il y avait des poils de chat sur son manteau vert, je me suis dit : ma pauvre, le combat est perdu d’avance. Tu irais mieux si tu le savais.

11

Désolation des révoltes mongoles

On frappe doucement à la porte de la loge. C’est Manuela, à laquelle on vient de donner son congé pour la journée.

— Le Maître est mourant, me dit-elle sans que je puisse déterminer ce qu’elle mêle d’ironie à la reprise du lamento de Chabrot. Vous n’êtes pas occupée, nous prendrions le thé maintenant ?

Cette désinvolture dans la concordance des temps, cet usage du conditionnel à la forme interrogative sans inversion du verbe, cette liberté que Manuela prend avec la syntaxe parce qu’elle n’est qu’une pauvre Portugaise contrainte à la langue de l’exil, ont le même parfum de désuétude que les formules contrôlées de Chabrot.

— J’ai croisé Laura dans l’escalier, dit-elle en s’asseyant, sourcils froncés. Elle se tenait à la rampe comme si elle avait envie de faire pipi. Quand elle m’a vue, elle est partie.

Laura est la fille cadette des Arthens, une gentille fille aux visites peu fréquentes. Clémence, l’aînée, est une incarnation douloureuse de la frustration, une bigote consacrée à ennuyer mari et enfants jusqu’à la fin de mornes jours émaillés de messes, de fêtes paroissiales et de broderie au point de croix. Quant à Jean, le benjamin, c’est un drogué qui vire à l’épave. Enfant, c’était un beau gosse aux yeux émerveillés qui trottinait toujours derrière son père comme si sa vie en dépendait mais, lorsqu’il a commencé à se droguer, le changement a été spectaculaire : il ne bougeait plus. Après une enfance gaspillée à courir en vain derrière Dieu, ses mouvements s’étaient comme empêtrés et il se déplaçait désormais par saccades, faisant dans les escaliers, devant l’ascenseur et dans la cour des arrêts de plus en plus prolongés, jusqu’à s’endormir parfois sur mon paillasson ou devant la réserve à poubelles. Un jour qu’il stationnait avec une application stuporeuse devant la plate-bande des roses thé et des camélias nains, je lui avais demandé s’il avait besoin d’aide et je m’étais fait la réflexion qu’il ressemblait de plus en plus à Neptune, avec ses cheveux bouclés et mal entretenus qui lui dégoulinaient sur les tempes et ses yeux larmoyants au-dessus d’un nez humide et frémissant

— Eh eh non, m’avait-il répondu en scandant son propos des mêmes pauses qui jalonnaient ses déplacements.

— Voulez-vous au moins vous asseoir ? lui avais-je suggéré.

— Vous asseoir ? avait-il répété, étonné. Eh eh non, pourquoi ?

— Pour vous reposer un peu, avais-je dit.

— Ah vouiiiii, avait-il répondu. Eh bien, eh eh non.

Je le laissai donc en compagnie des camélias et le surveillai de la fenêtre. Au bout d’un très long moment, il s’arracha à sa contemplation florale et rallia ma loge à petite vitesse. J’ouvris avant qu’il n’échoue à sonner.

— Je vais bouger un peu, me dit-il sans me voir, ses oreilles soyeuses un peu emmêlées devant les yeux. Puis, au prix d’un effort manifeste : ces fleurs... c’est quoi leur nom ?

— Les camélias ? demandai-je, surprise.

— Des camélias... reprit-il lentement, des camélias... Eh bien merci, madame Michel, finit-il par dire d’une voix étonnamment raffermie.

Et il tourna les talons. Je ne le revis pas pendant des semaines, jusqu’à ce matin de novembre où, alors qu’il passait devant ma loge, je ne le reconnus pas tant il avait chu. Oui, la chute... Tous, nous y sommes voués. Mais qu’un homme jeune atteigne avant l’heure le point duquel il ne se relèvera pas, et elle est alors si visible et si crue que le cœur en est étreint de pitié. Jean Arthens n’était plus qu’un corps supplicié qui se traînait dans une vie sur le fil. Je me demandai avec effroi comment il parviendrait à accomplir les gestes simples que réclame le maniement de l’ascenseur lorsque l’apparition subite de Bernard Grelier, se saisissant de lui et le soulevant comme une plume, m’épargna d’intervenir. J’eus la brève vision de cet homme mûr et débile qui portait dans ses bras un corps d’enfant massacré, puis ils disparurent dans le gouffre de l’escalier.