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Pierre Arthens, c’est sûr, c’était un vrai méchant. On dit que c’était le pape de la critique gastronomique et le champion dans le monde de la cuisine française. Alors ça, ça ne m’étonne pas. Si vous voulez mon avis, la cuisine française, c’est une pitié. Autant de génie, de moyens, de ressources pour un résultat aussi lourd... Et des sauces et des farces et des pâtisseries à s’en faire péter la panse I C’est d’un mauvais goût... Et quand ce n’est pas lourd, c’est chichiteux au possible : on meurt de faim avec trois radis stylisés et deux coquilles Saint-Jacques en gelée d’algues, dans des assiettes faussement zen avec des serveurs qui ont l’air aussi joyeux que des croque-morts. Samedi, on est allés dans un restaurant très chic comme ça, le Napoléon’s Bar. C’était une sortie en famille, pour fêter l’anniversaire de Colombe. Qui a choisi les plats avec la même grâce que d’habitude : des trucs prétentieux avec des châtaignes, de l’agneau avec des herbes au nom imprononçable, un sabayon avec du Grand Marnier (le comble de l’horreur). Le sabayon, c’est l’emblème de la cuisine française : un truc qui se veut léger et qui étouffe le premier chrétien venu. Moi, je n’ai rien pris en entrée (je vous épargne les remarques de Colombe sur mon anorexie d’emmerdeuse) et ensuite, j’ai mangé pour soixante-trois euros des filets de rouget au curry (avec des dés croquants de courgettes et de carottes sous les poissons) et ensuite, pour trente-quatre euros, ce que j’ai trouvé de moins pire dans la carte : un fondant au chocolat amer. Je vais vous dire : à ce prix-là, j’aurais préféré un abonnement à l’année chez McDo. Au moins, c’est sans prétention dans le mauvais goût. Et je ne brode même pas sur la décoration de la salle et de la table. Quand les Français veulent se démarquer de la tradition « Empire » avec tentures bordeaux et dorures à gogo, ils font dans le style hôpital. On s’assied sur des chaises Le Corbusier (« de Corbu », dit maman), on mange dans de la vaisselle blanche aux formes géométriques très bureaucratie soviétique et on s’essuie les mains aux W.-C. dans des serviettes-éponges tellement fines qu’elles n’absorbent rien.

L’épure, la simplicité, ce n’est pas ça. « Mais qu’est-ce que tu aurais voulu manger ? » m’a demandé Colombe d’un air exaspéré parce que je n’ai pas réussi à finir mon premier rouget. Je n’ai pas répondu. Parce que je ne sais pas. Je ne suis qu’une petite fille, tout de même. Mais dans les mangas, les personnages ont l’air de manger autrement. Ça a l’air simple, raffiné, mesuré, délicieux. On mange comme on regarde un beau tableau ou comme on chante dans une belle chorale. C’est ni trop ni pas assez : mesuré, au bon sens du terme. Peut-être que je me trompe complètement ; mais la cuisine française, ça me semble vieux et prétentieux, alors que la cuisine japonaise, ça a l’air... eh bien, ni jeune ni vieux. Eternel et divin.

Bref, M. Arthens est mourant. Je me demande ce qu’il faisait, le matin, pour rentrer dans son rôle de vrai méchant. Peut-être un café serré en lisant la concurrence ou bien un petit déjeuner américain avec des saucisses et des patates sautées. Que faisons-nous le matin ? Papa lit le journal en buvant du café, maman boit du café en feuilletant des catalogues, Colombe boit du café en écoutant France Inter et moi, je bois du chocolat en lisant des mangas. En ce moment, je lis des mangas de Taniguchi, un génie qui m’apprend beaucoup de choses sur les hommes.

Mais hier, j’ai demandé à maman si je pouvais boire du thé. Mamie boit du thé noir au petit déjeuner, du thé parfumé à la bergamote. Même si je ne trouve pas ça terrible, ça a toujours l’air plus gentil que le café, qui est une boisson de méchant. Mais au restaurant, hier soir, maman a commandé un thé au jasmin et elle m’a fait goûter. J’ai trouvé ça tellement bon, tellement « moi » que, ce matin, j’ai dit que c’était ce que je voulais boire dorénavant au petit déjeuner. Maman m’a regardée d’un air bizarre (son air « somnifère mal évacué ») puis a dit oui oui ma puce tu as l’âge maintenant.

Thé et manga contre café et journal : l’élégance et l’enchantement contre la triste agressivité des jeux de pouvoir adultes.

12

Comédie fantôme

Après le départ de Manuela, je vaque à toutes sortes d’occupations captivantes : ménage, coup de serpillière dans le hall, sortie des poubelles dans la rue, ramassage des prospectus, arrosage des fleurs, préparation de la pitance du chat (dont une tranche de jambon avec une couenne hypertrophiée), confection de mon propre repas — des pâtes chinoises froides à la tomate, au basilic et au parmesan —, lecture du journal, repli dans mon antre pour lire un très beau roman danois, gestion de crise dans le hall parce que Lotte, la petite fille des Arthens, l’aînée de Clémence, pleure devant ma loge que Granpy ne veut pas la voir.

À vingt et une heures, j’en ai terminé et je me sens soudain vieille et très déprimée. La mort ne m’effraie pas, encore moins celle de Pierre Arthens, mais c’est l’attente qui est insupportable, ce creux suspendu du pas encore par où nous ressentons l’inutilité des batailles. Je m’assieds dans la cuisine, dans le silence, sans lumière, et je goûte le sentiment amer de l’absurdité. Mon esprit dérive lentement. Pierre Arthens... Despote brutal, assoiffé de gloire et d’honneurs et s’efforçant pourtant jusqu’à la fin de poursuivre de ses mots une insaisissable chimère, déchiré entre l’aspiration à l’Art et la faim de pouvoir... Où est le vrai, au fond ? Et où est l’illusion ? Dans le pouvoir ou dans l’Art ? N’est-ce pas par la force de discours bien appris que nous portons aux nues les créations de l’homme tandis que nous dénonçons du crime de vanité illusoire la soif de domination qui nous agite tous — oui, tous, y compris une pauvre concierge dans sa loge étriquée qui, d’avoir renoncé au pouvoir visible, n’en poursuit pas moins en son esprit des rêves de puissance ?

Ainsi, comment se passe la vie ? Nous nous efforçons bravement, jour après jour, de tenir notre rôle dans cette comédie fantôme. En primates que nous sommes, l’essentiel de notre activité consiste à maintenir et entretenir notre territoire de telle sorte qu’il nous protège et nous flatte, à grimper ou ne pas descendre dans l’échelle hiérarchique de la tribu et à forniquer de toutes les manières que nous pouvons — fût-ce en fantasme — tant pour le plaisir que poui la descendance promise. Aussi usons-nous une part non négligeable de notre énergie à intimider ou séduire, ces deux stratégies assurant à elles seules la quête territoriale, hiérarchique et sexuelle qui anime notre conatus. Mais rien de cela ne vient à notre conscience. Nous parlons d’amour, de bien et de mal, de philosophie et de civilisation et nous accrochons à ces icônes respectables comme la tique assoiffée à son gros chien tout chaud.