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Parfois, cependant, la vie nous apparaît comme une comédie fantôme. Comme tirés d’un rêve, nous nous regardons agir et, glacés de constater la dépense vitale que requiert la maintenance de nos réquisits primitifs, nous demandons avec ahurissement ce qu’il en est de l’Art. Notre frénésie de grimaces et d’œillades nous semble soudain le comble de l’insignifiance, notre petit nid douillet, fruit d’un endettement de vingt ans, une vaine coutume barbare, et notre position dans l’échelle sociale, si durement acquise et si éternellement précaire, d’une fruste vanité. Quant à notre descendance, nous la contemplons d’un œil neuf et horrifié parce que, sans les habits de l’altruisme, l’acte de se reproduire paraît profondément déplacé. Ne restent que les plaisirs sexuels ; mais, entraînés dans le fleuve de la misère primale, ils vacillent à l’avenant, la gymnastique sans l’amour n’entrant pas dans le cadre de nos leçons bien apprises.

L’éternité nous échappe.

Ces jours-là, où chavirent sur l’autel de notre nature profonde toutes les croyances romantiques, politiques, intellectuelles, métaphysiques et morales que des années d’instruction et d’éducation ont tenté d’imprimer en nous, la société, champ territorial traversé de grandes ondes hiérarchiques, s’enfonce dans le néant du Sens. Exit les riches et les pauvres, les penseurs, les chercheurs, les décideurs, les esclaves, les gentils et les méchants, les créatifs et les consciencieux, les syndicalistes et les individualistes, les progressistes et les conservateurs ; ce ne sont plus qu’hominiens primitifs dont grimaces et sourires, démarches et parures, langage et codes, inscrits sur la carte génétique du primate moyen, ne signifient que cela : tenir son rang ou mourir.

Ces jours-là, vous avez désespérément besoin d’Art. Vous aspirez ardemment à renouer avec votre illusion spirituelle, vous souhaitez passionnément que quelque chose vous sauve des destins biologiques pour que toute poésie et toute grandeur ne soient pas évincées de ce monde.

Alors vous buvez une tasse de thé ou bien vous regardez un film d’Ozu, pour vous retirer de la ronde des joutes et batailles qui sont les us réservés de notre espèce dominatrice et donner à ce théâtre pathétique la marque de l’Art et de ses œuvres majeures.

13

Éternité

À vingt et une heures, j’enclenche donc dans le magnétoscope la cassette d’un film d’Ozu, Les Sœurs Munakata. C’est mon dixième Ozu du mois. Pourquoi ? Parce que Ozu est un génie qui me sauve des destins biologiques.

Tout est venu de ce que j’ai confié un jour à Angèle, la petite bibliothécaire, que j’aimais bien les premiers films de Wim Wenders et elle m’a dit : ah, et avez-vous vu Tokyo-Ga ? Et quand on a vu Tokyo-Ga, qui est un extraordinaire documentaire consacré à Ozu, on a évidemment envie de découvrir Ozu. J’ai donc découvert Ozu et, pour la première fois de ma vie, l’Art cinématographique m’a fait rire et pleurer comme un vrai divertissement

J’enclenche la cassette, je sirote du thé au jasmin. De temps en temps, je reviens en arrière, grâce à ce rosaire laïc qu’on appelle télécommande.

Et voici une scène extraordinaire.

Le père, joué par Chishu Ryu, acteur fétiche d’Ozu, fil d’Ariane de son œuvre, homme merveilleux, rayonnant de chaleur et d’humilité, le père, donc, qui va bientôt mourir, devise avec sa fille Setsuko de la promenade qu’ils viennent de faire dans Kyoto. Ils boivent du saké.

LE PÈRE

Et ce temple de la Mousse ! La lumière rehaussait encore la mousse.

SETSUKO

Et aussi ce camélia posé dessus.

LE PÈRE

Oh, tu l’avais remarqué ? Que c’était beau ! (Pause.) Dans l’ancien Japon, il y a de belles choses. (Pause.) Cette façon de décréter tout cela mauvais me semble outrancière.

Puis le film avance et, tout à la fin, il y a cette dernière scène, dans un parc, lorsque Setsuko, l’aînée, converse avec Mariko, sa fantasque cadette.

SETSUKO, le visage radieux.

Dis-moi, Mariko, pourquoi les monts de Kyoto sont-ils violets ?

MARIKO, espiègle.

C’est vrai On dirait du flan d’azuki.

SETSUKO, souriante.

C’est une bien jolie couleur.

Dans le film, il est question d’amour déçu, de mariages arrangés, de filiation, de fratrie, de la mort du père, de l’ancien et du nouveau Japon et aussi de l’alcool et de la violence des hommes.

Mais il est surtout question de quelque chose qui nous échappe, à nous autres Occidentaux, et que seule la culture japonaise éclaire. Pourquoi ces deux scènes brèves et sans explication, que rien dans l’intrigue ne motive, suscitent-elles une si puissante émotion et tiennent-elles tout le film dans leurs parenthèses ineffables ? Et voici la clé du film.

SETSUKO.

La vraie nouveauté, c’est ce qui ne vieillit pas, malgré le temps.

Le camélia sur la mousse du temple, le violet des monts de Kyoto, une tasse de porcelaine bleue, cette eclosion de la beauté pure au cœur des passions éphémères, n’est-ce pas ce à quoi nous aspirons tous ? Et ce que nous autres, Civilisations de l’Ouest, ne savons atteindre ?

La contemplation de l’éternité dans le mouvement même de la vie.

Journal du mouvement du monde n° 3

Mais rattrape-la donc !

Quand je pense qu’il y a des gens qui n’ont pas la télévision ! Comment font-ils ? Moi, j’y passerais des heures. Je coupe le son et je regarde. J’ai l’impression de voir les choses avec des rayons X. Si vous enlevez le son, en fait, vous enlevez le paquet d’emballage, le beau papier de soie qui enveloppe une cochonnerie à deux euros. Si vous regardez les reportages du journal télévisé comme ça, vous verrez : les images n’ont aucun rapport les unes avec les autres, la seule chose qui les relie, c’est le commentaire, qui fait passer une succession chronologique d’images pour une succession réelle de faits.

Enfin bref, j’adore la télé. Et cet après-midi, j’ai vu un mouvement du monde intéressant : un concours de plongeons. En fait, plusieurs concours. C’était une rétrospective du championnat du monde de la discipline. Il y avait des plongeons individuels avec des figures imposées ou des figures libres, des plongeurs hommes ou femmes mais surtout, ce qui m’a bien intéressée, c’étaient les plongeons à deux. En plus de la prouesse individuelle avec tout un tas de vrilles, de saltos et de retournements, il faut que les plongeurs soient synchrones. Pas à peu près ensemble, non : parfaitement ensemble, au millième de seconde près.

Le plus rigolo, c’est quand les plongeurs ont des morphologies très différentes : un petit trapu avec un grand filiforme. On se dit : ça ne va pas coller, en terme de physique, ils ne peuvent pas partir et arriver en même temps mais ils y arrivent, figurez-vous. Leçon de la chose : dans l’univers, tout est compensation. Quand on va moins vite, on pousse plus fort. Mais là où j’ai trouvé de quoi alimenter mon Journal, c’est quand deux jeunes Chinoises se sont présentées sur le plongeoir. Deux déesses longilignes avec des tresses noires luisantes et qui auraient pu être des jumelles tellement elles se ressemblaient, mais le commentateur a bien précisé qu’elles n’étaient même pas sœurs. Bref, elles sont arrivées sur le plongeoir et là, je pense que tout le monde a dû faire comme moi : j’ai retenu mon souffle.