Pensée profonde n° 1
Poursuivre les étoiles
Dans le bocal à poissons
Rouges finir
Apparemment, de temps en temps, les adultes prennent le temps de s’asseoir et de contempler le désastre qu’est leur vie. Alors ils se lamentent sans comprendre et, comme des mouches qui se cognent toujours à la même vitre, ils s’agitent, ils souffrent, ils dépérissent, ils dépriment et ils s’interrogent sur l’engrenage qui les a conduits là où ils ne voulaient pas aller. Les plus intelligents en font même une religion : ah, la méprisable vacuité de l’existence bourgeoise ! Il y a des cyniques dans ce genre qui dînent à la table de papa : « Que sont nos rêves de jeunesse devenus ? » demandent-ils d’un air désabusé et satisfait. « Ils se sont envolés et la vie est une chienne. » Je déteste cette fausse lucidité de la maturité. La vérité, c’est qu’ils sont comme les autres, des gamins qui ne comprennent pas ce qui leur est arrivé et qui jouent aux gros durs alors qu’ils ont envie de pleurer.
C’est pourtant simple à comprendre. Ce qui ne va pas, c’est que les enfants croient aux discours des adultes et que, devenus adultes, ils se vengent en trompant leurs propres enfants. « La vie a un sens que les grandes personnes détiennent » est le mensonge universel auquel tout le monde est obligé de croire. Quand, à l’âge adulte, on comprend que c’est faux, il est trop tard. Le mystère reste intact mais toute l’énergie disponible a depuis longtemps été gaspillée en activités stupides. Il ne reste plus qu’à s’anesthésier comme on peut en tentant de se masquer le fait qu’on ne trouve aucun sens à sa vie et on trompe ses propres enfants pour tenter de mieux se convaincre soi-même.
Parmi les personnes que ma famille fréquente, toutes ont suivi la même voie : une jeunesse à essayer de rentabiliser son intelligence, à presser comme un citron le filon des études et à s’assurer une position d’élite et puis toute une vie à se demander avec ahurissement pourquoi de tels espoirs ont débouché sur une existence aussi vaine. Les gens croient poursuivre les étoiles et ils finissent comme des poissons rouges dans un bocal. Je me demande s’il ne serait pas plus simple d’enseigner dès le départ aux enfants que la vie est absurde. Cela ôterait quelques bons moments à l’enfance mais ça ferait gagner un temps considérable à l’adulte — sans compter qu’on s’épargnerait au moins un traumatisme, celui du bocal.
Moi, j’ai douze ans, j’habite au 7 rue de Grenelle dans un appartement de riches. Mes parents sont riches, ma famille est riche et ma sœur et moi sommes par conséquent virtuellement riches. Mon père est député après avoir été ministre et il finira sans doute au perchoir, à vider la cave de l’hôtel de Lassay. Ma mère... Eh bien ma mère n’est pas exactement une lumière mais elle est éduquée. Elle a un doctorat de lettres. Elle écrit ses invitations à dîner sans fautes et passe son temps à nous assommer avec des références littéraires (« Colombe, ne fais pas ta Guermantes », « Ma puce, tu es une vraie Sanseverina »).
Malgré cela, malgré toute cette chance et toute cette richesse, depuis très longtemps, je sais que la destination finale, c’est le bocal à poissons. Comment est-ce que je le sais ? Il se trouve que je suis très intelligente. Exceptionnellement intelligente, même. Déjà, si on regarde les enfants de mon âge, c’est un abysse. Comme je n’ai pas trop envie qu’on me remarque et que dans une famille où l’intelligence est une valeur suprême, une enfant surdouée n’aurait jamais la paix, je tente, au collège, de réduire mes performances mais même avec ça, je suis toujours la première. On pourrait penser que jouer les intelligences normales quand, comme moi, à douze ans, on a le niveau d’une khâgneuse, c’est facile. Eh bien pas du tout ! Il faut se donner du mal pour se faire plus bête qu’on n’est. Mais d’une certaine façon, ça m’empêche de périr d’ennui : tout le temps que je n’ai pas besoin de passer à apprendre et à comprendre, je l’utilise à imiter le style, les réponses, les manières de procéder, les préoccupations et les petites fautes des bons élèves ordinaires. Je lis tout ce qu’écrit Constance Baret, la deuxième de la classe, en maths, en français et en histoire et j’apprends comme ça ce que je dois faire : du français une suite de mots cohérents et correctement orthographiés, des maths la reproduction mécanique d’opérations vides de sens et de l’histoire une succession de faits reliés par des connecteurs logiques. Mais même si on compare avec les adultes, je suis beaucoup plus maligne que la plupart d’entre eux. C’est comme ça. Je n’en suis pas spécialement fière parce que je n’y suis pour rien. Mais ce qui est certain, c’est que dans le bocal, je n’irai pas. C’est une décision bien réfléchie. Même pour une personne aussi intelligente que moi, aussi douée pour les études, aussi différente des autres et aussi supérieure à la plupart, la vie est déjà toute tracée et c’est triste à pleurer : personne ne semble avoir songé au fait que si l’existence est absurde, y réussir brillamment n’a pas plus de valeur qu’y échouer. C’est seulement plus confortable. Et encore : je crois que la lucidité rend le succès amer alors que la médiocrité espère toujours quelque chose.
J’ai donc pris ma décision. Je vais bientôt quitter l’enfance et malgré ma certitude que la vie est une farce, je ne crois pas que je pourrai résister jusqu’au bout. Au fond, nous sommes programmés pour croire à ce qui n’existe pas, parce que nous sommes des êtres vivants qui ne veulent pas souffrir. Alors nous dépensons toutes nos forces à nous convaincre qu’il y a des choses qui en valent la peine et que c’est pour ça que la vie a un sens. J’ai beau être très intelligente, je ne sais pas combien de temps encore je vais pouvoir lutter contre cette tendance biologique. Quand j’entrerai dans la course des adultes, est-ce que je serai encore capable de faire face au sentiment de l’absurdité ? Je ne crois pas. C’est pour ça que j’ai pris ma décision : à la fin de cette année scolaire, le jour de mes treize ans, le 16 juin prochain, je me suiciderai. Attention, je ne compte pas faire ça en fanfare, comme si c’était un acte de courage ou de défi. D’ailleurs j’ai bien intérêt à ce que personne ne soupçonne rien. Les adultes ont avec la mort un rapport hystérique, ça prend des proportions énormes, on en fait tout un plat alors que c’est pourtant l’événement le plus banal au monde. Ce qui m’importe, en fait, ce n’est pas la chose, c’est son comment. Mon côté japonais penche évidemment pour le seppuku. Quand je dis mon côté japonais, je veux dire : mon amour pour le Japon. Je suis en quatrième et, évidemment, j’ai pris japonais deuxième langue. Le prof de japonais n’est pas terrible, il mange les mots en français et passe son temps à se gratter la tête d’un air perplexe mais il y a un manuel qui n’est pas trop mal et, depuis la rentrée, j’ai fait de gros progrès. J’ai l’espoir, dans quelques mois, de pouvoir lire mes mangas préférés dans le texte. Maman ne comprend pas qu’une petite-fille-aussi-douée-que-toi puisse lire des mangas. Je n’ai même pas pris la peine de lui expliquer que « manga » en japonais, ça veut seulement dire « bande dessinée ». Elle croit que je m’abreuve de sous-culture et je ne la détrompe pas. Bref, dans quelques mois, je pourrai peut-être lire Taniguchi en japonais. Mais cela nous ramène à notre affaire : ça doit se faire avant le 16 juin parce que le 16 juin, je me suicide. Mais pas de seppuku. Ce serait plein de sens et de beauté mais... eh bien... je n’ai pas du tout envie de souffrir. En fait, je détesterais souffrir ; je trouve que quand on prend la décision de mourir, justement parce qu’on considère qu’elle entre dans l’ordre des choses, il faut faire ça en douceur. Mourir, ça doit être un délicat passage, une glissade ouatée vers le repos. Il y a des gens qui se suicident en se jetant par la fenêtre du quatrième étage ou bien en avalant de la Javel ou encore en se pendant I C’est insensé ! Je trouve même ça obscène. À quoi ça sert de mourir si ce n’est à ne pas souffrir ? Moi, j’ai bien prévu ma sortie : depuis un an, tous les mois, je prends un somnifère dans la boîte sur le chevet de maman. Elle en consomme tellement que, de toute façon, « Ile ne s’apercevrait même pas si j’en prenais un tous les lours mais j’ai décidé d’être très prudente. Il ne faut rien laisser au hasard quand on prend une décision qui a peu de chance d’être comprise. On n’imagine pas la rapidité avec laquelle les gens se mettent en travers des projets auxquels on tient le plus, au nom de fadaises du type « le sens de la vie » ou « l’amour de l’homme ». Ah et puis : « le caractère sacré de l’enfance ».