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Après quelques impulsions gracieuses, elles ont sauté. Les premières microsecondes, c’était parfait. J’ai ressenti cette perfection dans mon corps ; il paraît que c’est une affaire de « neurones miroirs » : quand on regarde quelqu’un faire une action, les mêmes neurones que ceux qu’il active pour le faire s’activent dans notre tête, sans qu’on fasse rien. Un plongeon acrobatique sans bouger du canapé et en mangeant des chips : c’est pour ça qu’on aime regarder le sport à la télé. Bref, les deux grâces sautent et, tout au début, c’est l’extase. Et puis, horreur ! On a d’un coup l’impression qu’il y a un très très très léger décalage entre elles. On scrute écran, l’estomac serré : pas de doute, il y a un décalage. Je sais que ça paraît fou de raconter ça comme ça alors que le saut ne doit pas durer plus de trois secondes au total mais, justement parce qu’il ne dure que trois secondes, on en regarde toutes les phases comme si elles duraient un siècle. Et voilà que c’est évident, on ne peut plus se voiler la face : elles sont décalées ! L’une va entrer dans l’eau avant l’autre ! C’est horrible !

Je me suis retrouvée à crier à la télévision : mais rattrape-la, rattrape-la donc ! J’ai ressenti une colère incroyable envers celle qui avait lambiné. Je me suis renfoncée dans le canapé, dégoûtée. Alors quoi ? C’est ça le mouvement du monde ? Un décalage infime qui vient pourrir pour toujours la possibilité de la perfection ? J’ai passé trente minutes au moins dans une humeur massacrante. Et puis soudain, je me suis demandé : mais pourquoi est-ce qu’on voulait tellement qu’elle la rattrape ? Pourquoi est-ce que ça fait si mal quand le mouvement n’est pas synchrone ? Ce n’est pas très dur à deviner : toutes ces choses qui passent, que nous manquons d’un iota et qui sont ratées pour l’éternité... Toutes ces paroles que nous aurions dû dire, ces gestes que nous aurions dû faire, ces kairos fulgurants qui ont un jour surgi, qu’on n’a pas su saisir et qui se sont enfoncés pour toujours dans le néant... L’échec à un pouce près... Mais c’est surtout une autre idée qui m’est venue, à cause des « neurones miroirs ». Une idée troublante, d’ailleurs, et sans doute vaguement proustienne (ce qui m’énerve). Et si la littérature, c’était une télévision dans laquelle on regarde pour activer ses neurones miroirs et se donner à peu de frais les frissons de l’action ? Et si, pire encore, la littérature, c’était une télévision qui nous montre tout ce qu’on rate ?

Bonjour le mouvement du monde ! Ça aurait pu être la perfection et c’est le désastre. Ça devrait se vivre vraiment et c’est toujours une jouissance par procuration.

Alors je vous le demande : pourquoi rester dans ce monde ?

14

Alors, l’ancien Japon

Le lendemain matin, Chabrot sonne à ma loge. Il semble s’être repris, la voix ne tremble pas, le nez est sec, hâlé. Mais on dirait un fantôme.

— Pierre est mort, me dit-il d’une voix métallique.

— Je suis désolée, dis je.

Je le suis sincèrement pour lui parce que si Pierre Arthens ne souffre plus, il va falloir à Chabrot apprendre à vivre en étant comme mort

— Les pompes funèbres vont arriver, ajoute Chabrot de son ton spectral. Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir les guider jusqu’à l’appartement.

— Bien sûr, dis-je.

— Je reviens dans deux heures, pour m’occuper d’Anna.

Il me regarde un instant en silence.

— Merci, dit-il — deuxième fois en vingt ans.

Je suis tentée de répondre conformément aux traditions ancestrales des concierges mais, je ne sais pas pourquoi, les mots ne sortent pas. Peut-être est-ce parce que Chabrot ne reviendra plus, parce que devant la mort les forteresses se brisent, parce que je pense à Lucien, parce que la décence, enfin, interdit une méfiance qui ferait offense aux défunts. Aussi, je ne dis pas :

— Pas de quoi.

Mais :

— Vous savez... tout vient à son heure.

Cela peut sonner comme un proverbe populaire, bien que ce soient aussi les paroles que le maréchal Koutouzov, dans Guerre et Paix, adresse au prince André. M’a-t-on fait assez de reproches, et pour la guerre, et pour la paix... Mais tout est venu en son temps... Tout vient à son heure pour qui sait attendre...

Je donnerais cher pour lire dans le texte. Ce qui m’a toujours plu dans ce passage, c’est la césure, le balancement de la guerre et de la paix, ce flux et ce reflux dans l’évocation, comme la marée sur la grève emporte et rapporte les fruits de l’océan. Est-ce une lubie du traducteur, enjolivant un style russe très sage — on m’a fait assez de reproches pour la guerre et pour la paix — et renvoyant, dans cette fluidité de la phrase qu’aucune virgule ne rompt, mes élucubrations maritimes au chapitre des extravagances sans fondement, ou bien est-ce l’essence même de ce texte superbe qui, aujourd’hui encore, m’arrache des larmes de joie ?

Chabrot hoche la tête, doucement, puis s’en va.

Le reste de la matinée se passe dans la morosité. Je n’ai aucune sympathie posthume pour Arthens mais je traîne comme une âme en peine sans même parvenir à lire. La parenthèse heureuse ouverte dans la crudité du monde par le camélia sur la mousse du temple s’est refermée sans espoir et la noirceur de toutes ces chutes ronge mon cœur amer.

Alors, l’Ancien Japon s’en mêle. D’un des appartements descend une mélodie, clairement et joyeusement distincte. Quelqu’un joue au piano une pièce classique. Ah, douce heure impromptue déchirant le voile de la mélancolie... En une fraction d’éternité, tout change et se transfigure. Un morceau de musique échappé d’une pièce inconnue, un peu de perfection dans le flux des choses humaines — je penche doucement la tête, je songe au camélia sur la mousse du temple, à une tasse de thé tandis que le vent, au-dehors, caresse les frondaisons, la vie qui s’enfuit se fige en un joyau sans lendemain ni projets, le destin des hommes, sauvé de la pâle succession des jours, s’auréole enfin de lumière et, dépassant le temps, embrase mon cœur quiet.

15

Devoir des riches

La Civilisation, c’est la violence maîtrisée, la victoire toujours inachevée sur l’agressivité du primate. Car primates nous fûmes, primates nous restons, quelque camélia sur mousse dont nous apprenions à jouir. C’est là toute la fonction de l’éducation. Qu’est-ce qu’éduquer ? C’est proposer inlassablement des camélias sur mousse comme dérivatifs à la pulsion de l’espèce, parce qu’elle ne cesse jamais et menace continuellement le fragile équilibre de la survie.

Je suis très camélia sur mousse. Rien d’autre, si on y songe, ne saurait expliquer ma réclusion en cette loge maussade. Convaincue dès l’aube de mon existence de son inanité, j’aurais pu choisir la révolte et, prenant les cieux à témoin de l’iniquité de mon sort, puiser dans les ressources de violence que notre condition recèle. Mais l’école fit de moi une âme que la vacuité de son destin ne conduisit qu’au renoncement et à la claustration. L’émerveillement de ma seconde naissance avait préparé en moi le terrain de la maîtrise pulsionnelle ; puisque l’école m’avait fait naître, je lui devais allégeance et je me conformai donc aux intentions de mes éducateurs en devenant avec docilité un être civilisé. De fait, lorsque la lutte contre l’agressivité du primate s’empare de ces armes prodigieuses que sont les livres et les mots, l’entreprise est aisée et c’est ainsi que je devins une âme éduquée puisant dans les signes écrits la force de résister à sa propre nature.