Выбрать главу

Aussi ai-je été fort surprise de ma réaction lorsque, Antoine Pallières ayant sonné impérieusement trois fois à ma loge et, sans me saluer, entrepris avec une vindicte faconde de me narrer la disparition de sa trottinette chromée, je lui ai claqué la porte au nez, manquant dans le même mouvement d’amputer de sa queue mon chat, qui se faufilait là.

Pas si camélia sur mousse, me suis je dit.

Et comme il fallait que je permette à Léon de regagner ses quartiers, j’ai ouvert la porte sitôt après l’avoir claquée.

— Excusez-moi, ai-je dit, un courant d’air.

Antoine Pallières m’a regardée de l’air du type qui se demande s’il a bien vu ce qu’il a vu. Mais comme il est entraîné à considérer que n’arrive que ce qui doit arriver, de même que les riches se convainquent que leur vie suit un sillon céleste que le pouvoir de l’argent creuse naturellement pour eux, il a pris la décision de me croire. La faculté que nous avons de nous manipuler nous-mêmes pour que ne vacille point le socle de nos croyances est un phénomène fascinant.

— Oui, bon, de toute façon, a-t-il dit, je venais surtout pour vous donner ça de la part de ma mère.

Et il m’a tendu une enveloppe blanche.

— Merci, ai-je dit, et je lui ai claqué une seconde fois la porte au nez.

Et me voici dans ma cuisine, avec l’enveloppe dans la main.

— Mais qu’est-ce que j’ai ce matin ? je demande à Léon.

La mort de Pierre Arthens flétrit mes camélias.

J’ouvre l’enveloppe et je lis ce petit mot inscrit au dos d’une carte de visite si glacée que l’encre, triomphant de buvards consternés, a bavé légèrement sous chaque lettre.

Madame Michel,

Pourriez-vous, réceptionner les paquets du pressing

cet après-midi ?

Je passerai les prendre à votre loge ce soir.

Par avance merci,

Signature griffonnée

Je ne m’attendais pas à une telle sournoiserie dans l’attaque. De saisissement, je me laisse tomber sur la chaise la plus proche. Je me demande d’ailleurs si je ne suis pas un peu folle. Est-ce que ça vous fait le même effet, à vous, quand ça vous arrive ?

Tenez :

Le chat dort.

La lecture de cette petite phrase anodine n’a éveillé en vous aucun sentiment de douleur, aucun flamboiement de souffrance ? C’est légitime.

Maintenant :

Le chat, dort

Je répète, pour qu’aucune ambiguïté ne demeure :

Le chat virgule dort.

Le chat, dort.

Pourriez-vous, réceptionner.

D’un côté, nous avons ce prodigieux usage de la virgule qui, prenant des libertés avec la langue parce que d’ordinaire on n’en place point avant une conjonction de coordination, en magnifie la forme :

M’a-t-on-fait assez de reproches, et pour la guerre, et pour la paix...

Et de l’autre, nous avons les bavouilleries sur vélin de Sabine Pallieres transperçant la phrase d’une virgule devenue poignard.

Pourriez-vous, réceptionner les paquets du pressing ?

Sabine Pallieres eût-elle été une bonne portugaise née sous un figuier de Faro, une concierge fraîchement émigrée de Puteaux ou bien une déficiente mentale tolérée par sa charitable famille que j’aurais pu pardonner de bon cœur cette nonchalance coupable. Mais Sabine Pallieres est une riche. Sabine Pallieres est la femme d’un grand ponte de l’industrie d’armement, Sabine Pallieres est la mère d’un crétin en duffle-coat vert sapin qui, après ses deux khâgnes et Sciences-Po, ira probablement diffuser la médiocrité de ses petites pensées dans un cabinet ministériel de droite, et Sabine Pallieres est en sus la fille d’une garce en manteau de fourrure qui fait partie du comité de lecture d’une très grande maison d’édition et est si harnachée de bijoux que, certaines fois, je guette l’affaissement.

Pour toutes ces raisons, Sabine Pallieres est inexcusable. Les faveurs du sort ont un prix. Pour qui bénéficie des indulgences de la vie, l’obligation de rigueur dans la considération de la beauté n’est pas négociable. La langue, cette richesse de l’homme, et ses usages, cette élaboration de la communauté sociale, sont des œuvres sacrées. Qu’elles évoluent avec le temps, se transforment, s’oublient et renaissent tandis que, parfois, leur transgression devient la source d’une plus grande fécondité, ne change rien au fait que pour prendre avec elles ce droit du jeu et du changement, il faut au préalable leur avoir déclaré pleine sujétion. Les élus de la société, ceux que la destinée excepte de ces servitudes qui sont le lot de l’homme pauvre, ont partant cette double mission d’adorer et de respecter la splendeur de la langue. Enfin, qu’une Sabine Pallières mésuse de la ponctuation est un blasphème d’autant plus grave que dans le même temps, des poètes merveilleux nés dans des caravanes puantes ou des cités poubelles ont pour elle cette sainte révérence qui est due à la Beauté.

Aux riches, le devoir du Beau. Sinon, ils méritent de mourir.

C’est à ce point précis de mes réflexions indignées que quelqu’un sonne à la loge.

Pensée profonde n° 7

Construire

Tu vis

Tu meurs

Ce sont

Des conséquences

Plus le temps passe, plus je suis résolue à mettre le feu ici. Sans parler de me suicider. Il faut se rendre compte : je me suis pris un savon par papa parce que j’ai repris un de ses invités qui disait une chose fausse. En fait, c’était le père de Tibère. Tibère, c’est le copain de ma sœur. Il fait Normale sup comme elle, mais en maths. Quand je pense qu’on appelle ça l’élite... La seule différence que je vois entre Colombe, Tibère, leurs copains et une bande de jeunes « du peuple », c’est que ma sœur et ses potes sont plus bêtes. Ça boit, ça fume, ça parle comme dans les cités et ça s’échange des paroles du type : « Hollande a flingue Fabius avec son référendum, vous avez vu ça, un vrai killer, le keum » (véridique) ou bien : « Tous les DR (les directeurs de recherche) qui sont nommés depuis deux ans sont des fachos de base, la droite verrouille, faut pas merder avec son directeur de thèse » (tout frais d’hier). Un niveau en dessous, on a droit à : « En fait, la blonde que J.-B. mate, c’est une angliciste, une blonde, quoi » (idem) et un niveau au-dessus : « La conf. de Marian, c’était de la balle quand il a dit que l’existence n’est pas l’attribut premier de Dieu » (idem, juste après la clôture du dossier blonde angliciste). Que voulez-vous que j’en pense ? Le pompon, le voilà (au mot près) : « C’est pas parce qu’on est athée qu’on n’est pas capable de voir la puissance de l’ontologie métaphysique. Ouais, ce qui compte, c’est la puissance conceptuelle, pas la vérité. Et Marian, ce sale curé, il assure, le bougre, hein, ça calme. »