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Oui, j’aime vraiment bien Olympe Saint-Nice.

Constitution est une ravissante petite chatte au poil caramel, à la truffe rose tendre, aux moustaches blanches et aux coussinets lilas qui appartient aux Josse et, comme toutes les bêtes à poil de l’hôtel, est soumise à Olympe au moindre pet de travers. Or, cette chose inutile mais passionnante, âgée de trois ans, a récemment miaulé toute la nuit, ruinant le sommeil de ses propriétaires.

— Pourquoi ? je demande au bon moment, parce que nous sommes absorbées par la connivence d’un récit où chacune a envie de jouer son rôle à la perfection.

— Une cystite ! dit Olympe. Une cystite !

Olympe n’a que dix-neuf ans et attend avec une folle impatience d’entrer à l’École vétérinaire. En attendant, elle travaille d’arrache-pied et se désole tout en s’en réjouissant des maux qui affligent la faune de l’immeuble, la seule sur laquelle elle puisse expérimenter.

Aussi m’annonce-t-elle le diagnostic de cystite de Constitution comme s’il s’agissait d’un filon diamantifère.

— Une cystite ! je m’exclame avec enthousiasme.

— Oui, une cystite, souffle-t-elle, les yeux brillants. Pauvre bibiche, elle faisait pipi partout et — elle reprend haleine avant d’entamer le meilleur — ses urines étaient faiblement hémorragiques !

Mon Dieu comme c’est bon. Si elle avait dit : il y avait du sang dans son pipi, l’affaire aurait été vite entendue. Mais Olympe, revêtant avec émotion ses habits de docteur des chats, en a également endossé la terminologie. J’ai toujours eu grand plaisir à entendre parler ainsi. « Ses urines étaient faiblement hémorragiques » est pour moi une phrase récréative, qui sonne bien à l’oreille et évoque un monde singulier qui délasse de la littérature. C’est pour la même raison que j’aime lire les notices de médicaments, pour le répit né de cette précision dans le terme technique qui donne l’illusion de la rigueur, le frisson de la simplicité et convoque une dimension spatio-temporelle de laquelle sont absents l’effort vers le beau, la souffrance créatrice et l’aspiration sans fin et sans espoir à des horizons sublimes.

— Il y a deux étiologies possibles pour les cystites, reprend Olympe. Soit un germe infectieux, soit un dysfonctionnement rénal. J’ai tâté sa vessie d’abord, pour vérifier qu’elle ne se mettait pas en globe.

— En globe ? je m’étonne.

— Quand il y a un dysfonctionnement rénal et que le chat ne peut plus uriner, sa vessie se remplit et forme un genre de « globe vésical » qu’on peut sentir en lui palpant l’abdomen, explique Olympe. Mais ce n’était pas le cas. Et elle n’avait pas l’air d’avoir mal quand je l’auscultais. Seulement, elle continuait à faire pipi partout.

J’ai une pensée pour le living-room de Solange Josse transformé en litière géante tendance ketchup. Mais pour Olympe, ce ne sont que des dégâts collatéraux.

— Alors Solange a fait faire des analyses d’urines.

Seulement Constitution n’a rien. Pas de calcul rénal, pas de germe insidieux planqué dans sa petite vessie de cacahuète, pas d’agent bactériologique infiltré. Pourtant, malgré les anti-inflammatoires, les antispasmodiques et les antibiotiques, Constitution s’obstine.

— Mais qu’a-t-elle donc ? je demande.

— Vous n’allez pas me croire, dit Olympe. Elle a une cystite idiopathique interstitielle.

— Mon Dieu mais qu’est-ce ? dis-je, tout alléchée.

— Eh bien c’est comme qui dirait que Constitution est une grosse hystérique, répond Olympe hilare. Interstitielle, ça veut dire qui concerne l’inflammation de la paroi vésicale et idiopathique sans cause médicale assignée. En bref, quand elle stresse, elle a des cystites inflammatoires. Exactement comme chez la femme.

— Mais pour quelle raison stresse-t-elle ? je m’interroge tout haut, car si Constitution, dont le quotidien de grosse feignasse décorative n’est perturbé que d’expérimentations vétérinaires bienveillantes qui consistent à lui tâter la vessie, a des motifs de stresser, le reste du genre animal s’en va sombrer dans l’attaque de panique.

— La vétérinaire a dit : seule la chatte le sait.

Et Olympe a une petite moue contrariée.

— Récemment, Paul (Josse) lui a dit qu’elle était grosse. On ne sait pas. Ça peut être n’importe quoi.

— Et comment soigne-t-on ça ?

— Comme avec les humains, rigole Olympe. On donne du Prozac.

— Sans rire ? dis-je.

— Sans rire, me répond-elle.

Je vous le disais bien. Bêtes nous sommes, bêtes nous resterons. Qu’une chatte de nantis souffre des mêmes maux qui affligent les femmes civilisées ne doit point faire crier à la maltraitance sur félins ou à la contamination par l’homme d’une innocente race domestique mais indiquer, tout au contraire, la profonde solidarité qui tisse les destins animaux. Des mêmes appétits nous vivons, des mêmes maux nous souffrons.

— En tout cas, me dit Olympe, ça me fera réfléchir quand je soignerai des animaux que je ne connais pas.

Elle se lève, prend congé gentiment.

— Eh bien merci, madame Michel, il n’y a qu’avec vous que je peux parler de tout ça.

— Mais de rien, Olympe, lui dis-je, ça m’a fait plaisir.

Et je m’apprête à refermer la porte lorsqu’elle me dit :

— Oh, vous savez, Anna Arthens va vendre son appartement. J’espère que les nouveaux auront des chats, eux aussi.

17

Un cul de perdrix

Anna Arthens vend !

— Anna Arthens vend ! dis-je à Léon.

— Ça alors, me répond-il — ou du moins en ai-je l’impression.

Je vis ici depuis vingt-sept ans et jamais un appartement n’a changé de famille. La vieille Mme Meurisse a laissé place à la jeune Mme Meurisse et de même, à peu de chose près, pour les Badoise, les Josse et les Rosen. Les Arthens sont arrivés en même temps que nous ; nous avons en quelque sorte vieilli ensemble. Quant aux de Broglie, ils étaient là depuis fort longtemps et occupent toujours les lieux. Je ne sais quel est l’âge de Monsieur le Conseiller, mais jeune, il semblait déjà vieux, ce qui crée la situation que, bien que très vieux, il paraisse encore jeune.

Anna Arthens est donc la première, sous ma conciergerie, à vendre un bien qui va changer de mains et de nom. Curieusement, cette perspective m’effraie. Suis-je donc si habituée à cet éternel recommencement du même que la perspective d’un changement encore hypothétique, me plongeant dans le fleuve du temps, me rappelle à sa course ? Nous vivons chaque jour comme s’il devait renaître demain et le statu quo feutré du 7 rue de Grenelle, reconduisant matin après matin l’évidence de la pérennité, m’apparaît soudain comme un îlot harcelé de tempêtes.

Fort ébranlée, je me saisis de mon cabas à roulettes et, abandonnant là Léon qui ronfle légèrement, me dirige d’un pas vacillant vers le marché. Au coin de la rue de Grenelle et de la rue du Bac, locataire imperturbable de ses cartons usés, Gégène me regarde approcher comme la mygale sa proie.

— Eh, la mère Michel, z’avez encore perdu votre chat ? me lance-t-il et il rigole.

Voilà au moins une chose qui ne change pas. Gégène est un clochard qui, depuis des années, passe l’hiver ici, sur ses cartons miteux, dans une vieille redingote qui sent son négociant russe fin de siècle et a, comme celui qui la porte, étonnamment traversé les âges.