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Donc il ne faut surtout pas oublier tout ça. Il faut vivre avec cette certitude que nous vieillirons et que ce ne sera pas beau, pas bon, pas gai. Et se dire que c’est maintenant qui importe : construire, maintenant, quelque chose, à tout prix, de toutes ses forces. Toujours avoir en tête la maison de retraite pour se dépasser chaque jour, le rendre impérissable. Gravir pas à pas son Everest à soi et le faire de telle sorte que chaque pas soit un peu d’éternité.

Le futur, ça sert à ça : à construire le présent avec des vrais projets de vivants.

De la grammaire

1

Infinitésimale

Ce matin, Jacinthe Rosen m’a présenté le nouveau propriétaire de l’appartement des Arthens.

Il s’appelle Kakuro Quelque Chose. Je n’ai pas bien entendu parce que Madame Rosen parle toujours comme si elle avait une blatte dans la bouche et que la grille de l’ascenseur s’est ouverte à cet instant précis pour laisser le passage à M. Pallières père, tout de morgue habillé. Il nous a salués brièvement et s’est éloigné de son pas saccadé d’industriel pressé.

Le nouveau est un monsieur d’une soixantaine d’années, fort présentable et fort japonais. Il est plutôt petit, mince, le visage ridé mais très net. Toute sa personne respire la bienveillance mais je sens aussi de la décision, de la gaieté et une belle volonté.

Pour l’heure, il endure sans sourciller le caquetage pithiatique de Jacinthe Rosen. On dirait une poule devant une montagne de grain.

— Bonjour madame, ont été ses premiers et seuls mots, dans un français sans accent.

J’ai endossé mon habit de concierge semi-débile. Il s’agit là d’un nouveau résident que la force de l’habitude ne contraint pas encore à la certitude de mon ineptie et avec lequel je dois faire des efforts pédagogiques spéciaux. Je me borne donc à des oui, oui, oui asthéniques en réponse aux salves hystériques de Jacinthe Rosen.

— Vous montrerez à monsieur Quelque Chose (Chou ?) les communs.

— Pouvez-vous expliquer à monsieur Quelque Chose (Pschou ?) la distribution du courrier ?

— Des décorateurs vont venir vendredi. Pourriez-vous les guetter pour M. Quelque Chose (Opchou ?) entre dix heures et dix heures et demie ?

Etc.

M. Quelque Chose ne montre aucune impatience et attend poliment en me regardant avec un gentil sourire. Je considère que tout se passe très bien. Il n’est que d’attendre que Mme Rosen se lasse et je pourrai réintégrer mon antre.

Et puis voilà.

— Le paillasson qui était devant la porte des Arthens n a pas été nettoyé. Pouvez-vous pallier à ça ? me demande la poule.

Pourquoi faut-il toujours que la comédie se mue en tragédie ? Certes, il m’arrive à moi aussi d’user de la faute, bien que ce soit comme d’une arme.

— C’est un espèce d’infarctus ? avaisje demandé à Chabrot pour faire diversion de mes manières saugrenues.

Je ne suis donc pas si sensible qu’un écart mineur me fasse perdre raison. Il faut concéder aux autres ce que l’on s’autorise à soi-même ; en outre, Jacinthe Rosen et sa blatte dans la bouche sont nées à Bondy dans une barre d’immeubles aux cages d’escalier pas propres et j’ai partant pour elle des indulgences que je n’ai pas pour madame pourriez-vous-virgule-réceptionner.

Et pourtant, voici la tragédie : j’ai sursauté au pallier àça au moment même où M. Quelque Chose sursautait aussi, tandis que nos regards se croisaient. Depuis cette infinitésimale portion de temps où, j’en suis certaine, nous avons été frères de langue dans la souffrance conjointe qui nous transperçait et, faisant tressaillir notre corps, rendait visible notre désarroi, M. Quelque Chose me regarde avec un œil tout différent.

Un œil à l’affût.

Et voilà qu’il me parle.

— Connaissiez-vous les Arthens ? On m’a dit que c’était une famille bien extraordinaire, me dit-il.

— Non, réponds-je sur mes gardes, je ne les connaissais pas spécialement, c’était une famille comme les autres ici.

— Oui, une famille heureuse, dit Mme Rosen, qui s’impatiente visiblement.

— Vous savez, toutes les familles heureuses se ressemblent, je marmonne pour me débarrasser de l’affaire, il n’y a rien à en dire.

— Mais les familles malheureuses le sont chacune à leur façon, me dit-il en me regardant d’un air bizarre et, tout d’un coup quoique de nouveau, je tressaille.

Oui, je vous le jure. Je tressaille — mais comme à mon insu. Cela m’a échappé, c’était plus fort que moi, j’ai été débordée.

Un malheur ne venant jamais seul, Léon choisit cet instant précis pour filer entre nos jambes, en effleurant amicalement au passage celles de M. Quelque Chose.

— J’ai deux chats, me dit-il. Puis-je savoir comment s’appelle le vôtre ?

— Léon, répond pour moi Jacinthe Rosen qui, brisant là, glisse son bras sous le sien et, m’ayant remerciée sans me regarder, entreprend de le guider vers l’ascenseur. Avec une infinie délicatesse, il pose la main sur son avant-bras et l’immobilise en douceur.

— Merci madame, me dit-il, et il se laisse emporter par sa possessive volaille.

2

Dans un moment de grâce

Savez-vous ce que c’est que l’insu ? Les psychanalystes en font le fruit des manœuvres insidieuses d’un inconscient caché. Quelle vaine théorie, en vérité. L’insu est la marque la plus éclatante de la force de notre volonté consciente qui, lorsque notre émotion s’y oppose, use de toutes les ruses pour parvenir à ses fins.

— Il faut croire que je veux être démasquée, dis-je à Léon qui vient de réintégrer ses quartiers et, j’en jurerais, a conspiré avec l’univers pour accomplir mon désir.

Toutes les familles heureuses se ressemblent mais les familles malheureuses le sont chacune à leur façon est la première phrase d’Anna Karénine que, comme toute bonne concierge, je ne saurais avoir lu, non plus qu’il ne m’est accordé d’avoir sursauté par hasard à la seconde partie de cette phrase, dans un moment de grâce, sans savoir qu’elle venait de Tolstoï, car si les petites gens sont sensibles sans la connaître à la grande littérature, elle ne peut prétendre à la hauteur de vue où les gens instruits la placent.

Je passe la journée à tenter de me persuader que je m’affole pour rien et que M. Quelque Chose, qui dispose d’un portefeuille suffisamment garni pour acheter le quatrième étage, a d’autres sujets de préoccupation que les tressautements parkinsoniens d’une concierge arriérée.

Et puis, vers dix-neuf heures, un jeune homme sonne à ma loge.

— Bonjour madame, me dit-il en articulant à la perfection, je m’appelle Paul N’Guyen, je suis le secrétaire particulier de M. Ozu.

Il me tend une carte de visite.

— Voici mon numéro de téléphone portable. Des artisans vont venir travailler chez M. Ozu et nous ne voudrions pas que cela vous octroie une charge de travail supplémentaire. Aussi, au moindre problème, appelez-moi, je viendrai au plus vite.