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Vous aurez noté à ce point de l’intrigue que la saynète est dépourvue de dialogues, qu’on reconnaît d’ordinaire au fait que les tirets se succèdent au gré des tours de parole.

Il y aurait dû y avoir quelque chose comme :

— Enchantée, monsieur.

Puis :

— Très bien, je n’y manquerai pas.

Mais il n’y a manifestement pas.

C’est que, sans avoir besoin de m’y astreindre, je suis muette. J’ai bien conscience d’avoir la bouche ouverte mais aucun son ne s’en échappe et j’ai pitié de ce beau jeune homme contraint de contempler une grenouille de soixante-dix kilos qui s’appelle Renée.

C’est à ce point de la rencontre que, usuellement, le protagoniste demande :

— Parlez-vous français ?

Mais Paul N’Guven me sourit et attend.

Au prix d’un effort herculéen, je parviens à dire quelque chose. En fait, c’est tout d’abord un genre de :

— Grmblll.

Mais il attend toujours avec la même magnifique abnégation.

— M. Ozu ? je finis par dire péniblement, avec une voix qui sent son Yul Brynner.

— Oui, M. Ozu, me dit-il. Vous ignoriez son nom ?

— Oui, dis-je difficilement, je ne l’avais pas bien compris. Comment ça s’écrit ?

— O, z, u, me dit-il, mais on prononce le « u » ou.

— Ah, dis-je, très bien. C’est japonais ?

— Tout à fait, madame, me dit-il. M. Ozu est japonais.

Il prend congé avec affabilité, je marmonne un bonsoir poitrinaire, referme la porte et m’effondre sur une chaise, écrabouillant Léon.

M. Ozu. Je me demande si je ne suis pas en train de faire un rêve dément, avec suspense, emboîtement machiavélique des actions, pluie de coïncidences et dénouement final en chemise de nuit avec un chat obèse sur les pieds et un réveil crachotant réglé sur France Inter.

Mais nous savons bien, au fond, que le rêve et la veille n’ont pas le même grain et, par l’auscultation de mes perceptions sensorielles, je connais avec certitude que je suis bien éveillée.

M. Ozu ! Le fils du cinéaste ? Son neveu ? Un lointain cousin ?

Ça alors.

Pensée profonde n° 9

Si tu sers à une dame ennemie

Des macarons de chez Ladurée

Ne crois pas

Que tu pourras voir

Au-delà

Le monsieur qui a racheté l’appartement des Arthens est japonais ! Il s’appelle Kakuro Ozu ! C’est bien ma veine, il faut que ça arrive juste avant que je meure ! Douze ans et demi dans le dénuement culturel et alors qu’un Japonais débarque, il faut plier bagages... C’est vraiment trop injuste.

Mais je vois au moins le côté positif des choses : il est là et bien là et, en plus, nous avons eu hier une conversation très intéressante. D’abord, il faut dire que tous les résidents ici sont complètement fous de M. Ozu. Ma mère ne parle que de ça, mon père l’écoute, pour une fois, alors que, d’habitude, il pense à autre chose quand elle fait bla-bla-bla sur les petites affaires de l’immeuble, Colombe m’a chipé mon manuel de japonais et, fait inédit dans les annales du 7 rue de Grenelle, Mme de Broglie est venue prendre le thé à la maison. Nous habitons au cinquième, juste au-dessus de l’ex-appartement des Arthens et ces derniers temps, c’était en travaux — mais alors des travaux gigantesques ! Il était clair que M. Ozu avait décidé de tout changer et tout le monde bavait d’envie de voir les changements. Dans un monde de fossiles, le moindre glissement de caillou sur la pente de la falaise manque déjà de provoquer des crises cardiaques en série — alors quand quelqu’un fait exploser la montagne ! Bref, Mme de Broglie mourait d’envie de jeter un œil au quatrième et elle a donc réussi à se faire inviter par maman quand elle l’a croisée la semaine dernière dans le hall. Et vous savez le prétexte ? C’est vraiment drôle. Mme de Broglie est la femme de M. de Broglie, le conseiller d’État qui habite au premier, qui est entré au Conseil d’État sous Giscard et est tellement conservateur qu’il ne salue pas les personnes divorcées. Colombe l’appelle « le vieux facho » parce qu’elle n’a jamais rien lu sur les droites françaises, et papa le tient pour un exemple parfait de la sclérose des idées politiques. Sa femme est conforme : tailleur, collier de perles, lèvres pincées et une flopée de petits-enfants qui s’appellent tous Grégoire ou Marie. Jusque-là, elle saluait à peine maman (qui est socialiste, a les cheveux teints et des chaussures à bout pointu). Mais, la semaine dernière, elle a sauté sur nous comme si sa vie en dépendait. On était dans le hall, on revenait des courses et maman était de très bonne humeur parce qu’elle avait trouvé une nappe en lin couleur ficelle à deux cent quarante euros. Alors là, j’ai cru avoir des hallucinations auditives. Après les « Bonjour madame » d’usage, Mme de Broglie a dit à maman : « J’ai quelque chose à vous demander », ce qui a déjà dû lui faire très mal à la bouche. « Mais je vous en prie » a dit maman en souriant (rapport à la nappe et aux antidépresseurs). « Voilà, ma petite belle-fille, la femme d’Etienne, ne va pas très bien et je pense qu’il faudrait envisager une thérapie. » « Ah oui ? » a dit maman en souriant encore plus. « Oui, euh, vous voyez, un genre de psychanalyse. » Mme de Broglie avait l’air d’un escargot en plein Sahara mais elle tenait quand même bon. « Oui, je vois très bien », a dit maman « et en quoi puis-je vous être utile, chère madame ? » « Eh bien, je me suis laissé dire que vous connaissiez bien ce genre de... enfin... ce genre d’approche... alors j’aurais bien aimé en discuter avec vous, voilà. » Maman n’en revenait pas de sa bonne fortune : une nappe en lin ficelle, la perspective de débiter toute sa science sur la psychanalyse et Mme de Broglie lui faisant la danse des sept voiles — ah, oui, vraiment, une bonne journée ! Elle n’a quand même pas pu résister parce qu’elle savait très bien où l’autre voulait en venir. Ma mère a beau être rustique côté subtilité intellectuelle, on ne la lui fait quand même pas. Elle savait très bien que le jour où les de Broglie s’intéresseront à la psychanalyse, les gaullistes chanteront L’Internationale et que son succès soudain avait pour nom « le palier du cinquième se trouve juste au-dessus de celui du quatrième ». Pourtant, elle a décidé de se montrer magnanime, pour prouver à Mme de Broglie l’étendue de sa bonté et la largesse d’esprit des socialistes — mais avec au préalable un petit bizutage. « Mais bien volontiers, chère madame. Voulez-vous que je passe chez vous, un soir, pour que nous en discutions ? » a-t-elle demandé. L’autre a eu l’air constipé, elle n’avait pas prévu ce coup-là mais elle s’est très vite ressaisie et, en femme du monde, elle a dit : « Mais non, mais non, je ne veux pas vous faire descendre, c’est moi qui monterai vous voir. » Maman avait eu sa petite satisfaction, elle n’a pas insisté. « Eh bien, je suis là cet après-midi, a-t-elle dit, pourquoi ne viendriez-vous pas prendre une tasse de thé vers dix-sept heures ? »

La séance thé a été parfaite. Maman avait fait les choses comme il faut : le service à thé offert par mamie avec des dorures et des papillons verts et roses, des macarons de chez Ladurée et, quand même, du sucre roux (un truc de gauche). Mme de Broglie, qui venait de passer un bon quart d’heure sur le palier du dessous, avait l’air un peu embarrassé mais tout de même satisfait. Et un peu surpris aussi. Je pense qu’elle imaginait chez nous autrement. Maman lui a joué toute la partition des bonnes manières et de la conversation mondaine, incluant un commentaire expert des bonnes maisons de café, avant de pencher la tête de côté d’un air compassionnel et de dire : « Alors, chère madame, vous vous faites du souci pour votre belle-fille ? » « Hum, ah, oui », a dit l’autre qui en avait presque oublié son prétexte et se creusait maintenant pour trouver quelque chose à dire. « Eh bien, elle déprime » est la seule chose qui lui est venue. Maman est alors passée à la vitesse supérieure. Après toutes ces largesses, il était temps de présenter l’addition. Mme de Broglie a eu droit à un cours entier sur le freudisme, incluant quelques anecdotes croustillantes sur les mœurs sexuelles du messie et de ses apôtres (avec un passage trash sur Melanie Klein) et émaillé de quelques références au MLF et à la laïcité de l’enseignement français. La totale. Mme de Broglie a réagi en bonne chrétienne. Elle a enduré l’affront avec un admirable stoïcisme, tout en se convaincant d’expier ainsi à peu de frais son péché de curiosité. Toutes deux se sont quittées satisfaites, mais pour des raisons différentes, et à table, le soir, maman a dit : « Mme de Broglie est une bigote, soit, mais elle peut être charmante. »