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Vulgarité de sa belle-famille, le dimanche, assommant a coups de rires gras la douleur d’être né faible et sans avenir ; vulgarité d’un voisinage marqué de la même désolation blême que les néons de l’usine où les hommes se rendent chaque matin comme on redescend en enfer ; vulgarité des employeuses dont tout l’argent ne sait masquer la vilenie et qui s’adressent à elle comme à un chien croûtant de pelades. Mais il faut avoir vu Manuela m’offrir comme à une reine les fruits de ses élaborations pâtissières pour saisir toute la grâce qui habite cette femme. Oui, comme à une reine. Lorsque Manuela paraît, ma loge se transforme en palais et nos grignotages de parias en festins de monarques. Comme le conteur transforme la vie en un fleuve chatoyant où s’engloutissent la peine et l’ennui, Manuela métamorphose notre existence en épopée chaleureuse et gaie.

— Le petit Pallières m’a dit bonjour dans l’escalier, dit-elle soudain en rompant le silence.

Je grogne avec dédain.

— Il lit Marx, dis-je en haussant les épaules.

— Marx ? interroge-t-elle en prononçant le « x » comme un « ch », un « ch » un peu mouillé qui a le charme des ciels clairs.

— Le père du communisme, réponds-je.

Manuela émet un bruit méprisant.

— La politique, me dit-elle. Un jouet pour les petits riches qu’ils ne prêtent à personne.

Elle réfléchit un instant, sourcils froncés.

— Pas le même genre de livre que d’habitude, dit-elle.

Les illustrés que les jeunes gens cachent sous leur matelas n’échappent pas à la sagacité de Manuela et le petit Pallières semblait un temps en faire une consommation appliquée quoique sélective, comme en témoignait l’usure d’une page au titre explicite : les marquises friponnes.

Nous rions et devisons encore un moment de choses et d’autres, dans la quiétude des vieilles amitiés. Ces moments me sont précieux et j’ai le cœur qui se serre lorsque je songe au jour où Manuela accomplira son rêve et retournera pour toujours au pays, me laissant ici, seule et décrépite, sans compagne pour faire de moi, deux fois la semaine, une reine clandestine. Je me demande aussi avec appréhension ce qu’il adviendra lorsque la seule amie que j’aie jamais eue, la seule à tout savoir sans avoir jamais rien demandé, laissant derrière elle une femme méconnue de tous, l’ensevelira de cet abandon sous un linceul d’oubli.

Des pas se font entendre dans le hall d’entrée puis nous entendons distinctement le bruit sibyllin que fait la main de l’homme sur le bouton d’appel de l’ascenseur, un vieil ascenseur à grille noire et portes battantes, capitonné et boisé où, s’il y en avait eu la place, se serait tenu autrefois un groom. Je connais ce pas ; c’est celui de Pierre Arthens, le critique gastronomique du quatrième, un oligarque de la pire espèce qui, à la manière dont il plisse les yeux quand il se tient sur le seuil de mon logis, doit penser que je vis dans une grotte obscure, bien que ce qu’il en voie lui apprenne le contraire.

Eh bien, je les ai lues, ses fameuses critiques.

— J’y comprends rien, m’a dit Manuela pour qui un bon rôti est un bon rôti et c’est tout.

Il n’y a rien à comprendre. C’est une pitié de voir une plume pareille se gâcher à force de cécité. Écrire sur une tomate des pages à la narration éblouissante — car Pierre Arthens critique comme on raconte une histoire et cela seul aurait dû en faire un génie — sans jamais voir ni saisir la tomate est un affligeant morceau de bravoure. Peut-on être aussi doué et aussi aveugle à la présence des choses ? me suis-je souvent demandé en le voyant passer devant moi avec son grand nez arrogant. Il semble que oui. Certaines personnes sont incapables de saisir dans ce qu’elles contemplent ce qui en fait la vie et le souffle intrinsèques et passent une existence entière à discourir sur les hommes comme s’il s’était agi d’automates et sur les choses comme si elles n’avaient point d’âme et se résumaient à ce qui peut en être dit, au gré des inspirations subjectives.

Comme par un fait exprès, les pas refluent soudain et Arthens sonne à la loge.

Je me lève en prenant soin de traîner mes pieds enchâssés dans des chaussons si conformes que seule la coalition de la baguette de pain et du béret peut leur lancer le défi des clichés consensuels. Ce faisant, je sais que j’exaspère le Maître, ode vivante à l’impatience des grands prédateurs, et cela n’est pas pour rien dans l’application que je mets à entrebâiller très lentement la porte en y carrant un nez méfiant que j’espère rouge et luisant.

— J’attends un paquet par coursier, me dit-il, yeux plissés et narines pincées. Lorsqu’il arrivera, pourriez-vous me l’apporter immédiatement ?

Cet après-midi, M. Arthens porte une grande lavallière à pois qui flotte autour de son cou de patricien et ne lui sied pas du tout parce que l’abondance de sa chevelure léonine et la bouffance éthérée de la pièce de soie figurent à elles deux une sorte de tutu vaporeux où se perd la virilité dont, à l’accoutumée, l’homme se pare. Et puis diable, cette lavallière m’évoque quelque chose. Je manque de sourire en me le remémorant. C’est celle de Legrandin. Dans la Recherche du temps perdu, œuvre d’un certain Marcel, autre concierge notoire, Legrandin est un snob écartelé entre deux mondes, celui qu’il fréquente et celui dans lequel il voudrait pénétrer, un pathétique snob dont, d’espoir en amertume et de servilité en dédain, la lavallière exprime les plus intimes fluctuations. Ainsi, sur la place de Combray, ne désirant point saluer les parents du narrateur mais devant toutefois les croiser, charge-t-il l’écharpe de signifier, en la laissant voler au vent, une humeur mélancolique qui dispense des salutations ordinaires.

Pierre Arthens, qui connaît son Proust mais n’en a conçu à l’endroit des concierges aucune mansuétude spéciale, se racle la gorge avec impatience.

Je rappelle sa question :

— Pourriez-vous me l’apporter immédiatement (le paquet par coursier — les colis de riche n’empruntant pas les voies postales usuelles) ?

— Oui, dis-je, en battant des records de concision, encouragée en cela par la sienne et par l’absence de s’il vous plaît que la forme interrogative et conditionnelle ne saurait, d’après moi, excuser totalement.

— C’est très fragile, ajoute-t-il, faites attention, je vous prie.

La conjugaison de l’impératif et du « je vous prie » n’a pas non plus l’heur de me plaire, d’autant qu’il me croit incapable de telles subtilités syntaxiques et ne les emploie que par goût, sans avoir la courtoisie de supposer que je pourrais m’en sentir insultée. C’est toucher le fond de la mare sociale que d’entendre dans la voix d’un riche qu’il ne s’adresse qu’à lui-même et que, bien que les mots qu’il prononce vous soient techniquement destinés, il n’imagine même pas que vous puissiez les comprendre.

— Fragile comment ? je demande donc d’un ton peu engageant.

Il soupire ostensiblement et je perçois dans son haleine une très légère pointe de gingembre.

— Il s’agit d’un incunable, me dit-il et il plante dans mes yeux, que je tâche de rendre vitreux, son regard satisfait de grand propriétaire.