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— Eh bien, grand bien vous fasse, dis-je en prenant un air dégoûté. Je vous l’apporterai dès que le coursier sera là.

Et je lui claque la porte au nez.

La perspective que Pierre Arthens narre ce soir à sa table, au titre de bon mot, l’indignation de sa concierge, parce qu’il a fait mention devant elle d’un incunable et qu’elle y a sans doute vu quelque chose de scabreux, me réjouit fort.

Dieu saura lequel de nous deux s’humilie le plus.

Journal du mouvement du monde n° 1

Rester groupé en soi sans perdre son short

C’est très bien d’avoir régulièrement une pensée profonde mais je pense que ça ne suffit pas. Enfin, je veux dire : je vais me suicider et mettre le feu à la maison dans quelques mois alors, évidemment, je ne peux pas considérer que j’ai le temps, il faut que je fasse quelque chose de consistant dans le peu qui me reste. Et puis surtout, je me suis lancé un petit défi : si on se suicide, il faut être sûr de ce qu’on fait et on ne peut pas brûler l’appartement « pour des prunes ». Alors s’il y a quelque chose dans ce monde qui vaut la peine de vivre, je ne dois pas le louper parce qu’une fois qu’on est mort, il est trop tard pour avoir des regrets et parce que mourir parce qu’on s’est trompé, c’est vraiment trop bête.

Alors évidemment, j’ai mes pensées profondes. Mais dans mes pensées profondes, je joue à ce que je suis, hein, finalement, une intello (qui se moque des autres intellos). Pas toujours très glorieux mais très récréatif. Aussi j’ai pensé qu’il fallait compenser ce côté « gloire de l’esprit » par un autre journal qui parlerait du corps ou des choses. Non pas les pensées profondes de l’esprit mais les chefs-d’œuvre de la matière. Quelque chose d’incarné, de tangible. Mais de beau ou d’esthétique aussi. À part l’amour, l’amitié et la beauté de l’Art, je ne vois pas grand-chose d’autre qui puisse nourrir la vie humaine. L’amour et l’amitié, je suis trop jeune encore pour y prétendre vraiment. Mais l’Art... si j’avais dû vivre, c’aurait été toute ma vie. Enfin, quand je dis l’Art, il faut me comprendre : je ne parle pas que des chefs-d’œuvre de maîtres. Même pour Vermeer, je ne tiens pas à la vie. C’est sublime mais c’est mort. Non, moi je pense à la beauté dans le monde, à ce qui peut nous élever dans le mouvement de la vie. Le journal du mouvement du monde sera donc consacré au mouvement des gens, des corps, voire, si vraiment il n’y a rien à dire, des choses, et à y trouver quelque chose qui soit suffisamment esthétique pour donner un prix à la vie. De la grâce, de la beauté, de l’harmonie, de l’intensité. Si j’en trouve, alors je reconsidérerai peut-être les options : si je trouve un beau mouvement des corps, à défaut d’une belle idée pour l’esprit, peut-être alors que je penserai que la vie vaut la peine d’être vécue.

En fait, j’ai eu cette idée d’un double journal (un pour l’esprit, un pour le corps) hier, parce que papa regardait un match de rugby à la télévision. Jusqu’à présent, dans ces cas-là, je regardais surtout papa. J’aime bien le regarder quand il a retroussé ses manches de chemise, enlevé ses chaussures et quand il est bien installé dans le canapé, avec une bière et du saucisson, et qu’il regarde le match en clamant : « Voyez l’homme que je sais être aussi. » Il ne lui vient apparemment pas à l’esprit qu’un stéréotype (Monsieur le très sérieux Ministre de la République) plus un autre stéréotype (bon gars tout de même et aimant la bière fraîche), ça fait du stéréotype puissance 2. Bref, samedi, papa est rentré plus tôt que d’habitude, a lancé sa serviette au petit bonheur la chance, enlevé ses chaussures, retroussé ses manches, pris une bière dans la cuisine et s’est affalé devant la télé en me disant : « Ma chérie, apporte-moi du saucisson s’il te plaît, je ne veux pas rater le haka. » En fait de rater le haka, j’ai eu largement le temps de couper des tranches de saucisson et de les lui apporter et on en était encore aux publicités. Maman était assise en équilibre précaire sur un bras du canapé, pour bien montrer son opposition à la chose (dans la famille stéréotype, je demande la grenouille-intellectuelle-de-gauche), et elle assommait papa avec une histoire de dîner compliquée où il était question d’inviter deux couples fâchés pour les réconcilier. Quand on connaît la subtilité psychologique de maman, le projet a de quoi faire rigoler. Bref, j’ai donné son saucisson à papa et, comme je savais que Colombe était dans sa chambre en train d’écouter de la musique censément avant-garde éclairée du Ve, je me suis dit : après tout, pourquoi pas, faisons-nous un petit haka. Dans mon souvenir, le haka était un genre de danse un peu grotesque que font les joueurs de l’équipe néo-zélandaise avant le match. Du genre intimidation à la manière des grands singes. Et dans mon souvenir aussi, le rugby, c’est un jeu pesant, avec des gars qui se jettent sans cesse sur l’herbe et se relèvent pour retomber et s’emmêler trois pas plus loin.

Les publicités se sont enfin terminées et après un générique plein de gros malabars vautrés sur l’herbe, on a eu vue sur le stade avec la voix off des commentateurs puis un gros plan des commentateurs (esclaves du cassoulet) puis retour au stade. Les joueurs sont entrés sur le terrain et là, j’ai commencé à être happée. Je n’ai pas bien compris d’abord, c’étaient les mêmes images que d’habitude mais ça me faisait un effet nouveau, un genre de picotement, une attente, un « je retiens mon souffle ». À côté de moi, papa s’était déjà sifflé sa première cervoise et s’apprêtait à poursuivre dans la veine gauloise en demandant à maman qui venait de décoller de son bras de canapé de lui en apporter une autre. Moi, je retenais mon souffle. « Qu’est-ce qui se passe ? » je me demandais en regardant l’écran et je n’arrivais pas à savoir ce que je voyais et qui me picotait comme ça.

J’ai compris quand les joueurs néo-zélandais ont commencé leur haka. Parmi eux, il y avait un très grand joueur maori, un tout jeune. C’est lui que mon œil avait accroché dès le début, sans doute à cause de sa taille au départ mais ensuite à cause de sa manière de bouger. Un genre de mouvement très curieux, très fluide mais surtout très concentré, je veux dire très concentré en lui-même. La plupart des gens, quand ils bougent, eh bien ils bougent en fonction de ce qu’il y a autour d’eux. Juste en ce moment, quand j’écris, il y a Constitution qui passe avec le ventre qui traîne par terre. Cette chatte n’a aucun projet construit dans la vie mais elle se dirige pourtant vers quelque chose, probablement un fauteuil. Et ça se voit dans sa façon de bouger : elle va vers. Maman vient de passer en direction de la porte d’entrée, elle sort faire des courses et en fait, elle est déjà dehors, son mouvement s’anticipe lui-même. Je ne sais pas très bien comment expliquer ça mais quand nous nous déplaçons, nous sommes en quelque sorte déstructurés par ce mouvement vers : on est à la fois là et en même temps pas là parce qu’on est déjà en train d’aller ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire. Pour arrêter de se déstructurer, il faut ne plus bouger du tout. Soit tu bouges et tu n’es plus entier, soit tu es entier et tu ne peux pas bouger. Mais ce joueur, déjà, quand je l’avais vu entrer sur le terrain, j’avais senti quelque chose de différent. L’impression de le voir bouger, oui, mais en restant là. Insensé, non ? Quand le haka a commencé, c’est surtout lui que j’ai regardé. C’était clair qu’il n’était pas comme les autres. D’ailleurs, Cassoulet n° 1 a dit : « Et Somu, le redoutable arrière néo-zélandais, nous impressionne toujours autant par sa carrure de colosse ; deux mètres zéro sept, cent dix-huit kilos, onze secondes aux cent mètres, un beau bébé, oui, Madame ! » Tout le monde était hypnotisé par lui mais personne ne semblait vraiment savoir pourquoi. Pourtant, c’est devenu évident dans le haka : il bougeait, il faisait les mêmes gestes que les autres (se taper les paumes de mains sur les cuisses, marteler le sol en cadence, se toucher les coudes, le tout en regardant l’adversaire dans les yeux avec un air de guerrier énervé) mais, alors que les gestes des autres allaient vers leurs adversaires et tout le stade qui les regardait, les gestes de ce joueur restaient en lui-même, restaient concentrés sur lui, et ça lui donnait une présence, une intensité incroyables. Et du coup, le haka, qui est un chant guerrier, prenait toute sa force. Ce qui fait la force du soldat, ce n’est pas l’énergie qu’il déploie à intimider l’autre en lui envoyant tout un tas de signaux, c’est la force qu’il est capable de concentrer en lui-même, en restant centré sur soi. Le joueur maori, il devenait un arbre, un grand chêne indestructible avec des racines profondes, un rayonnement puissant, et tout le monde le sentait. Et pourtant, on avait la certitude que le grand chêne, il pouvait aussi voler, qu’il allait être aussi rapide que l’air, malgré ou grâce à ses grandes racines.