Du coup, j’ai regardé le match avec attention en cherchant toujours la même chose : des moments compacts où un joueur devenait son propre mouvement sans avoir besoin de se fragmenter en se dirigeant vers. Et j’en ai vu ! J’en ai vu dans toutes les phases de jeu : dans les mêlées, avec un point d’équilibre évident, un joueur qui trouvait ses racines, qui devenait une petite ancre solide qui donnait sa force au groupe ; dans les phases de déploiement, avec un joueur qui trouvait la bonne vitesse en arrêtant de penser au but, en se concentrant sur son propre mouvement et qui courait comme en état de grâce, le ballon collé au corps ; dans la transe des buteurs, qui se coupaient du reste du monde pour trouver le mouvement parfait du pied. Mais aucun n’arrivait à la perfection du grand joueur maori. Quand il a marqué le premier essai néo-zélandais, papa est resté tout bête, la bouche ouverte, en oubliant sa bière. Il aurait dû être fâché parce qu’il soutenait l’équipe française mais au lieu de ça, il a dit : « Quel joueur I » en se passant une main sur le front. Les commentateurs avaient un peu la gueule de bois mais ils n’arrivaient pas à cacher qu’on avait vraiment vu quelque chose de beau : un joueur qui courait sans bouger en laissant tout le monde derrière lui. C’est les autres qui avaient l’air d’avoir des mouvements frénétiques et maladroits et qui pourtant étaient incapables de le rattraper.
Alors je me suis dit : ça y est, j’ai été capable de repérer dans le monde des mouvements immobiles ; est-ce que ça, ça vaut la peine de continuer ? À ce moment-là, un joueur français a perdu son short dans un maul et, tout d’un coup, je me suis sentie complètement déprimée parce que ça a fait rire tout le monde aux larmes, y compris papa qui s’en est retapé une petite bière, malgré deux siècles de protestantisme familial. Moi, j’avais l’impression d’une profanation.
Alors non, ça ne suffit pas. Il faudra d’autres mouvements pour me convaincre. Mais au moins, ça m’en aura donné l’idée.
2
De guerres et de colonies
Je n’ai pas fait d’études, disais-je en préambule de ces propos. Ce n’est pas tout à fait exact. Mais ma jeunesse studieuse s’est arrêtée au certificat d’études, avant lequel j’avais pris garde qu’on ne me remarque pas — effrayée des soupçons que je savais que M. Servant, l’instituteur, avait conçus depuis qu’il m’avait découverte dévorant avec avidité son journal qui ne parlait que de guerres et de colonies, lors même que je n’avais pas dix ans.
Pourquoi ? Je ne sais pas. Croyez-vous réellement que j’aurais pu ? C’est une question pour les devins d’antan. Disons que l’idée de me battre dans un monde de nantis, moi, la fille de rien, sans beauté ni piquant, sans passé ni ambition, sans entregent ni éclat, m’a fatiguée avant même que d’essayer. Je ne désirais qu’une chose : qu’on me laisse en paix, sans trop exiger de moi, et que je puisse disposer, quelques instants par jour, de la licence d’assouvir ma faim.
A qui ne connaît pas l’appétit, la première morsure de la faim est à la fois une souffrance et une illumination. J’étais une enfant apathique et quasiment infirme, le dos voûté jusqu’à ressembler à une bosse, et qui ne se maintenait dans l’existence que de la méconnaissance qu’il pût exister une autre voie. L’absence de goût chez moi confinait au néant ; rien ne me parlait, rien ne m’éveillait et, fétu débile ballotté au gré d’énigmatiques vagues, j’ignorais même jusqu’au désir d’en finir.
Chez nous, on ne causait guère. Les enfants hurlaient et les adultes vaquaient à leurs tâches comme ils l’auraient fait dans la solitude. Nous mangions à notre faim, quoique frugalement, nous n’étions pas maltraités et nos vêtements de pauvres étaient propres et solidement rafistolés de telle sorte que si nous pouvions en avoir honte, nous ne souffrions pas du froid. Mais nous ne nous parlions pas.
La révélation eut lieu lorsque à cinq ans, me rendant à l’école pour la première fois, j’eus la surprise et l’effroi d’entendre une voix qui s’adressait à moi et disait mon prénom.
— Renée ? interrogeait la voix tandis que je sentais une main amie qui se posait sur la mienne.
C’était dans le couloir où, pour le premier jour d’école et parce qu’il pleuvait, on avait entassé les enfants.
— Renée ? modulait toujours la voix qui venait d’en haut et la main amicale ne cessait d’exercer sur mon bras — incompréhensible langage — de légères et tendres pressions.
Je levai la tête, en un mouvement insolite qui me donna presque le vertige, et croisai un regard.
Renée. Il s’agissait de moi. Pour la première fois, quelqu’un s’adressait à moi en disant mon prénom. Là où mes parents usaient du geste ou du grondement, une femme, dont je considérais à présent les yeux clairs et la bouche souriante, se frayait un chemin vers mon cœur et, prononçant mon nom, entrait avec moi dans une proximité dont je n’avais pas idée jusqu’alors. Je regardai autour de moi un monde qui, subitement, s’était paré de couleurs. En un éclair douloureux, je perçus la pluie qui tombait au-dehors, les fenêtres lavées d’eau, l’odeur des vêtements mouillés, l’étroitesse du couloir, mince boyau où vibrait l’assemblée des enfants, la patine des portemanteaux aux boutons de cuivre où s’entassaient des pèlerines de mauvais drap — et la hauteur des plafonds, à la mesure du ciel pour un regard d’enfant.