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une agréable sensation de fraîcheur qu’il ne s’expliqua

pas bien tout d’abord ; mais, pendant la pause, il s’aperçut

qu ’un gros nuage noir qui courait bas sur le ciel

venait de s’écraser. »

S’il vous plaît, acceptez ces quelques présents avec simplicité.

Kakuro.

Pluie d’été sur les épaules de Lévine qui fauche... Je porte la main à ma poitrine, touchée comme jamais. J’ouvre un à un les paquets.

Une robe de soie gris perle, avec un petit col cheminée, fermée en portefeuille par une martingale de satin noir.

Une étole de soie pourpre, légère et dense comme le vent.

Des escarpins à petit talon, d’un cuir noir au grain si fin et si doux que je le passe sur ma joue.

Je regarde la robe, l’étole, les escarpins.

Dehors, j’entends Léon qui gratte à la porte et miaule pour rentrer.

Je me mets à pleurer doucement, lentement, avec dans la poitrine un camélia frémissant.

16

Il faut que quelque chose finisse

Le lendemain à dix heures, on frappe au carreau.

C’est un genre de grand échalas, habillé tout en noir avec un bonnet de laine bleu marine sur la tête et des bottines militaires qui ont connu le Vietnam. C’est aussi le petit ami de Colombe et un spécialiste mondial de l’ellipse dans la formule de politesse. Il s’appelle Tibère.

— Je cherche Colombe, dit Tibère.

Appréciez, s’il vous plaît, le ridicule de cette phrase. Je cherche Juliette, dit Roméo, est quand même plus fastueux.

— Je cherche Colombe, dit donc Tibère qui ne craint que le shampooing, ainsi qu’il est révélé lorsqu’il se défait de son couvre-chef non parce qu’il est courtois mais parce qu’il a très chaud.

Nous sommes en mai, que diable.

— Paloma m’a dit qu’elle était ici, ajoute-t-il.

Et il rajoute :

— Merde, fait chier.

Paloma, comme tu t’amuses bien.

Je l’éconduis promptement et me plonge dans des pensées bizarres.

Tibère... Illustre nom pour si pitoyable allure... Je me remémore la prose de Colombe Josse, les allées silencieuses du Saulchoir... et mon esprit en vient à Rome... Tibère... Le souvenii du visage de Jean Arthens me prend au dépourvu, je revois celui de son père et cette lavallière incongrue, éprise de ridicule... Toutes ces quêtes, tous ces mondes... Pouvons-nous être si semblables et vivre dans des univers si lointains ? Est-il possible que nous partagions la même frénésie, qui ne sommes pourtant ni du même sol ni du même sang et de la même ambition ? Tibère... Je me sens lasse, au vrai, lasse de tous ces riches, lasse de tous ces pauvres, lasse de toute cette farce... Léon saute du fauteuil et vient se frotter contre ma jambe. Ce chat, qui n’est obèse que par charité, est aussi une âme généreuse qui sent les fluctuations de la mienne. Lasse, oui, lasse...

Il faut que quelque chose finisse, il faut que quelque chose commence.

17

Souffrances de l’apprêt

À vingt heures, je suis prête.

La robe et les chaussures sont exactement à ma taille (42 et 37).

L’étole est romaine (60 cm de large, 2 m de long).

J’ai séché des cheveux 3 fois lavés au séchoir Babyliss 1 600 watts et les ai peignés 2 fois en tous sens. Le résultat est surprenant.

Je me suis assise 4 fois et levée 4 aussi, ce qui explique que, présentement, je suis debout, ne sachant que faire.

M’asseoir, peut-être.

J’ai sorti de leur écrin derrière les draps dans le fond de l’armoire 2 boucles d’oreilles héritées de ma belle-mère, la monstrueuse Yvette — des pendants d’oreilles anciens en argent avec 2 grenats taillés en poire. J’ai effectué 6 tentatives avant de parvenir à m’en pincer correctement les oreilles et dois vivre à présent avec le sentiment d’avoir 2 chats ventrus pendus à mes lobes distendus. 54 ans sans bijoux ne préparent pas aux souffrances de l’apprêt. J’ai badigeonné mes lèvres d’1 couche de rouge à lèvres « Carmin profond » acheté il y a 20 ans pour le mariage d’une cousine. La longévité de ces choses ineptes, quand des vies valeureuses périssent chaque jour, ne laissera jamais de me confondre. Je fais partie des 8 % de la population mondiale qui calment leur appréhension en se noyant dans les chiffres.

Kakuro Ozu frappe 2 fois à ma porte.

J’ouvre.

Il est très beau. Il porte un costume composé d’une veste à col officier gris anthracite avec des brandebourgs ton sur ton et d’un pantalon droit assorti, ainsi que des mocassins de cuir souple qui ressemblent à des pantoufles de luxe. C’est très... eurasien.

— Oh, mais vous êtes magnifique ! me dit-il.

— Ah, merci, dis-je, émue, mais vous êtes très beau aussi. Bon anniversaire !

Il me sourit et, après que j’ai soigneusement refermé la porte derrière moi et devant Léon qui tente une percée, il me tend un bras sur lequel je pose une main légèrement tremblante. Pourvu que personne ne nous voie, supplie en moi une instance qui fait de la résistance, celle de Renée la clandestine. J’ai beau avoir jeté bien des peurs au bûcher, je ne suis pas encore prête à alimenter les gazettes de Grenelle.

Ainsi, qui en sera surpris ?

La porte d’entrée vers laquelle nous nous dirigeons s’ouvre avant même que nous ne l’ayons atteinte.

Ce sont Jacinthe Rosen et Anne-Hélène Meurisse.

Par le chien ! Que faire ?

Nous sommes déjà sur elles.

— Bonsoir, bonsoir, chères mesdames, trille Kakuro en me tirant fermement sur la gauche et en les dépassant avec célérité, bonsoir, chères amies, nous sommes en retard, nous vous saluons bien bas et nous nous sauvons !

— Ah, bonsoir monsieur Ozu, minaudent-elles, subjuguées, en se retournant d’un même mouvement poui nous suivre des yeux.

— Bonsoir madame, me disent-elles (à moi) en me souriant de toutes leurs dents.

Je n’ai jamais vu autant de dents d’un coup.

— Au plaisir, chère madame, me susurre Anne-Hélène Meurisse en me regardant avec avidité alors que nous nous engouffrons par la porte.

— Certainement, certainement ! gazouille Kakuro en poussant du talon le battant de la porte.

— Misère, dit-il, si nous nous étions arrêtés, nous en avions pour une heure.

— Elles ne m’ont pas reconnue, dis-je.

Je m’arrête au milieu du trottoir, complètement chamboulée.

— Elles ne m’ont pas reconnue, je répète.

Il s’arrête à son tour, ma main toujours sur son bras.

— C’est parce qu’elles ne vous ont jamais vue, me dit-il. Moi, je vous reconnaîtrais en n’importe quelle circonstance.

18

L’eau mouvante

Il suffit d’avoir une fois expérimenté qu’on peut être aveugle en pleine lumière et voyant dans le noir pour se poser la question de la vision. Pourquoi voyons-nous ? En montant dans le taxi qu’avait commandé Kakuro et en songeant à Jacinthe Rosen et à Anne-Hélène Meurisse, qui n’avaient vu de moi que ce qu’elles en pouvaient (au bras de M. Ozu, dans un monde de hiérarchies), l’évidence que le regard est comme une main qui chercherait à capturer l’eau mouvante me frappe avec une force inouïe. Oui, l’œil perçoit mais ne scrute, croit mais ne questionne, reçoit mais ne cherche — vidé de désir, sans faim ni croisade.