Et tandis que le taxi glisse dans le crépuscule naissant, je songe.
Je songe à Jean Arthens, aux pupilles brûlées illuminées de camélias.
Je songe à Pierre Arthens, œil acéré et cécité de mendiant.
Je songe à ces dames avides, yeux quémandeurs si futilement aveugles.
Je songe à Gégène, orbites mortes et sans force, ne voyant plus que la chute.
Je songe à Lucien, inapte à la vision parce que l’obscurité, parfois, est en fin de compte trop forte.
Je songe même à Neptune, dont les yeux sont une truffe qui ne sait pas se mentir.
Et je me demande si je vois bien moi-même.
19
Elle scintille
Avez-vous vu Black Rain ?
Parce que si vous n’avez pas vu Black Rain — ou, à la rigueur Blade Runner —, il vous est forcément difficile de comprendre pourquoi, lorsque nous entrons dans le restaurant, j’ai le sentiment de pénétrer dans un film de Ridley Scott. Il y a cette scène de Blade Runner, dans le bar de la femme-serpent, duquel Deckard appelle Rachel d’un vidéophone mural. Il y a aussi le bar à call-girls dans Black Rain, avec les cheveux blonds et le dos nu de Kate Capshaw. Et il y a ces plans à la lumière de vitrail et à la clarté de cathédrale cernés de toute la pénombre des Enfers.
— J’aime beaucoup la lumière, dis-je à Kakuro en m’asseyant.
On nous a conduits à un petit box tranquille, qui baigne dans une lueur solaire ceinte d’ombres scintillantes. Comment l’ombre peut-elle scintiller ? Elle scintille, un point c’est tout.
— Vous avez vu Black Rain ? me demande Kakuro.
Je n’aurais jamais cru qu’il pût exister entre deux êtres une telle concordance de goûts et de cheminements psychiques.
— Oui, dis-je, au moins une douzaine de fois.
L’atmosphère est brillante, pétillante, racée, feutrée, cristalline. Magnifique.
— Nous allons faire une orgie de sushis, dit Kakuro en déployant sa serviette d’un geste enthousiaste. Vous ne m’en voudrez pas, j’ai déjà commandé ; je tiens à vous faire découvrir ce que je considère comme le meilleur de la cuisine japonaise à Paris.
— Pas du tout, dis je en écarquillant les yeux parce que les serveurs ont déposé devant nous des bouteilles de saké et, dans une myriade de coupelles précieuses, toute une série de petits légumes qui ont l’air marinés dans un je-ne-sais-quoi qui doit être très bon.
Et nous commençons. Je vais à la pêche au concombre mariné, qui n’a de concombre et de marinade que l’aspect tant c’est, sur la langue, une chose délicieuse. Kakuro soulève délicatement de ses baguettes de bois auburn un fragment de... mandarine ? tomate ? mangue ? et le fait disparaître avec dextérité. Je fourrage immédiatement dans la même coupelle.
C’est de la carotte sucrée pour dieux gourmets.
— Bon anniversaire alors ! dis-je en levant mon verre de saké.
— Merci, merci beaucoup ! dit-il en trinquant avec moi.
— C’est du poulpe ? je demande parce que je viens de dénicher un petit morceau de tentacule crénelé dans une coupelle de sauce jaune safran.
On apporte deux petits plateaux de bois épais, sans bords, surmontés de morceaux de poisson cru.
— Sashimis, dit Kakuro. Là aussi, vous trouverez du poulpe.
Je m’abîme dans la contemplation de l’ouvrage. La beauté visuelle en est à couper le souffle. Je coince un petit bout de chair blanc et gris entre mes baguettes malhabiles (du carrelet, me précise obligeamment Kakuro) et, bien décidée à l’extase, je goûte.
Qu’allons-nous chercher l’éternité dans l’éther d’essences invisibles ? Cette petite chose blanchâtre en est une miette bien tangible.
— Renée, me dit Kakuro, je suis très heureux de fêter mon anniversaire en votre compagnie, mais j’ai aussi un motif plus puissant de dîner avec vous.
Quoique nous ne nous connaissions que depuis un trio de semaines, je commence à bien discerner les motifs de Kakuro. La France ou l’Angleterre ? Vermeer ou Caravage ? Guerre et Paix ou cette chère Anna ?
J’enfourne un nouvel et aérien sashimi — thon ? — d’une taille respectable qui eût, ma foi, réclamé un peu de fractionnement.
— Je vous avais bien invitée pour fêter mon anniversaire mais, dans l’intervalle, quelqu’un m’a donné des informations très importantes. Alors j’ai quelque chose de capital à vous dire.
Le morceau de thon absorbe toute mon attention et ne me prépare pas à ce qui va suivre.
— Vous n’êtes pas votre sœur, dit Kakuro en me regardant dans les yeux.
20
Des tribus gagaouzes
Mesdames.
Mesdames, qui êtes un soir conviées à dîner par un riche et sympathique monsieur dans un restaurant luxueux, agissez en toute chose avec la même élégance. Vous surprend-on, vous agace-t-on, vous déconcerte-ton, qu’il vous faut conserver le même raffinement dans l’impassibilité et, aux paroles surprenantes, réagir avec la distinction qui sied à de telles circonstances. Au lieu de ça, et parce que je suis une rustre qui engloutit ses sashimis comme elle le ferait de patates, je hoquette spasmodiquement et, sentant avec épouvante la miette d’éternité se coincer dans ma gorge, tente avec une distinction de gorille de la recracher céans. Aux tables les plus proches, le silence se fait tandis que, après maintes éructations et dans un dernier et très mélodieux spasme, je parviens enfin à déloger le coupable et, m’emparant de ma serviette, à l’y loger in extremis.
— Dois-je le répéter ? demande Kakuro qui a l’air — diable ! — de s’amuser.
— Je... kof... kof..., toussé-je.
Le kof kof est un répons traditionnel de la prière fraternelle des tribus gagaouzes.
— Je... enfin... kof... kof..., poursuis-je brillamment. Puis, avec une classe qui courtise les sommets :
— Koâ ?
— Je vous le dis une seconde fois afin que ce soit bien clair, dit-il avec cette sorte de patience infinie qu’on a avec les enfants ou, plutôt, avec les simples d’esprit. Renée, vous n’êtes pas votre sœur.
Et comme je reste là, stupide, à le regarder :
— Je vous le répète une dernière fois, dans l’espoir cette fois-ci que vous ne vous étranglerez pas avec des sushis à trente euros la pièce, soit dit en passant, et qui demandent un peu plus de délicatesse dans l’ingestion : vous n’êtes pas votre sœur, nous pouvons être amis. Et même tout ce que nous voulons.
21
Toutes ces tasses de thé
Toum toum toum toum toum toum toum
Look, if you had one shot, one opportunity,