To seize everything you ever wanted
One moment
Would you capture it or just let it slip ?
Ça, c’est du Eminem. Je confesse que, au titre de prophète des élites modernes, il m’arrive d’en écouter quand il n’est plus possible d’ignorer que Didon a péri.
Mais surtout, grande confusion.
Une preuve ?
La voici.
Remember me, remember me
But ah forget my fate
Trente euros pièce
Would you capture it
Or just let it slip ?
Cela se passe dans ma tête et de commentaire. La façon étrange qu’ont les airs de s’imprimer en mon esprit me surprendra toujours (sans même évoquer un certain Confutatis, grand ami des concierges à petite vessie) et c’est avec un intérêt marginal quoique sincère que je note que cette fois-ci, ce qui l’emporte, c’est le medley.
Et puis je me mets à pleurer.
À la Brasserie des Amis de Puteaux, une convive qui manque de s’étrangler, en réchappe de justesse puis fond en larmes, la truffe dans sa serviette, constitue un divertissement de prix. Mais ici, dans ce temple solaire aux sashimis vendus à la pièce, mes débordements ont l’effet inverse. Une onde de réprobation silencieuse me circonscrit et me voici sanglotante, le nez coulant, contrainte de recourir à une serviette pourtant déjà bien encombrée pour essuyer les stigmates de mon émotion et tenter de masquer ce que l’opinion publique réprouve.
J’en sanglote de plus belle.
Paloma m’a trahie.
Alors, charriés par ces sanglots, défilant dans mon sein, toute cette vie passée dans la clandestinité d’un esprit solitaire, toutes ces longues lectures recluses, tous ces hivers de maladie, toute cette pluie de novembre sur le beau visage de Lisette, tous ces camélias revenus de l’enfer et échoués sur la mousse du temple, toutes ces tasses de thé dans la chaleur de l’amitié, tous ces mots merveilleux dans la bouche de Mademoiselle, ces natures mortes si wabi, ces essences éternelles illuminant leurs reflets singuliers, et aussi ces pluies d’été survenant dans la surprise du plaisir, flocons dansant la mélopée du cœur, et, dans l’écrin de l’ancien Japon, le visage pur de Paloma. Et je pleure, je pleure irrépressiblement, à chaudes et grosses et belles larmes de bonheur, tandis qu’autour de nous, le monde s’engloutit et ne laisse plus de sensation que celle du regard de cet homme en la compagnie duquel je me sens quelqu’un et qui, me prenant gentiment la main, me sourit avec toute la chaleur du monde.
— Merci, parviens-je à murmurer dans un souffle.
— Nous pouvons être amis, dit-il. Et même tout ce que nous voulons.
Remember me, remember me,
And ah ! envy my fate
22
L’herbe des prés
Ce qu’il faut vivre avant de mourir, je le sais à présent Voilà : je peux vous le dire. Ce qu’il faut vivre avant de mourir, c’est une pluie battante qui se transforme en lumière.
Je n’ai pas dormi de la nuit. Après et malgré mes épanchements pleins de grâce, le dîner a été merveilleux : soyeux, complice, avec de longs et délicieux silences. Lorsque Kakuro m’a raccompagnée à ma porte, il m’a longuement baisé la main et nous nous sommes quittés ainsi, sans un mot, sur un simple et électrique sourire.
Je n’ai pas dormi de la nuit.
Et savez-vous pourquoi ?
Bien entendu, vous le savez.
Bien entendu, tout le monde se doute que, en sus de tout le reste c’est-à-dire d’une secousse tellurique bouleversant de fond en comble une existence subitement décongelée, quelque chose trotte dans ma petite tête de midinette quinquagénaire. Et que ce quelque chose se prononce : « Et même tout ce que nous voulons. »
À sept heures, je me lève, comme mue par un ressort, catapultant mon chat indigné à l’autre bout du lit. J’ai faim. J’ai faim au sens propre (une colossale tranche de pain croulant sous le beurre et la confiture de mirabelles ne parvient qu’à aiguiser mon dantesque appétit) et j’ai faim au sens figuré : je suis frénétiquement impatiente de connaître la suite. Je tourne comme un fauve en cage dans ma cuisine, houspille un chat qui ne me prête aucune attention, enfourne une deuxième session pain-beurre-confiture, marche de long en large en rangeant des choses qui ne doivent nullement l’être et m’apprête à une troisième édition boulangère.
Et puis, tout d’un coup, à huit heures, je me calme.
Sans crier gare, de surprenante manière, un grand sentiment de sérénité me dégouline dessus. Que s’est-il passé ? Une mutation. Je ne vois guère d’autre explication ; à certains, il pousse des branchies, à moi il arrive la sagesse.
Je me laisse tomber sur une chaise et la vie reprend son cours.
Un cours au demeurant peu exaltant : je me remémore que je suis toujours concierge et qu’à neuf heures, je dois être rue du Bac pour y acheter du détergent pour cuivres. « À neuf heures » est une précision fantasque : disons dans la matinée. Mais planifiant hier mon labeur du lendemain, je m’étais dit : « J’irai vers neuf heures. » Je prends donc mon cabas et mon sac et m’en vais dans le grand monde quérir de la substance qui fait briller les ornements des maisons des riches. Dehors, il fait une magnifique journée de printemps. De loin, j’aperçois Gégène qui s’extirpe de ses cartons ; je suis heureuse pour lui des beaux jours qui s’annoncent. Je songe brièvement à l’attachement du clochard pour le grand pape arrogant de la gastronomie et cela me fait sourire ; à qui est heureux, la lutte des classes semble subitement secondaire, me dis-je à moi-même, surprise du fléchissement de ma conscience révoltée.
Et puis ça arrive : brusquement, Gégène titube. Je ne suis plus qu’à quinze pas et je fronce les sourcils, inquiète. Il titube fortement, comme sur un bateau en proie au tangage, et je peux voir son visage et son air égaré. Que se passe-t-il ? je demande tout haut en pressant le pas vers le miséreux. D’ordinaire, à cette heure-ci, Gégène n’est pas soûl et, de surcroît, il tient aussi bien l’alcool qu’une vache l’herbe des prés. Comble de malheur, la rue est pratiquement déserte ; je suis la seule à avoir remarqué le malheureux qui vacille. Il fait quelques pas maladroits en direction de la rue, s’arrête, puis, alors que je ne suis plus qu’à deux mètres, pique soudain un sprint comme si mille démons le poursuivaient.
Et voilà la suite.
Cette suite, dont, comme chacun, j’aurais voulu qu’elle n’advînt jamais.
23
Mes camélias
Je meurs.
Je sais avec une certitude proche de la divination que je suis en train de mourir, que je vais m’éteindre rue du Bac, par un beau matin de printemps, parce qu’un clochard nommé Gégène, pris de la danse de Saint-Guy, a divagué sur la chaussée déserte sans se préoccuper ni des hommes ni de Dieu.
Au vrai, pas si déserte, la chaussée.
J’ai couru après Gégène en abandonnant sac et cabas.
Et puis j’ai été heurtée.