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Au vrai, pas si déserte, la chaussée.

J’ai couru après Gégène en abandonnant sac et cabas.

Et puis j’ai été heurtée.

Ce n’est qu’en tombant, après un instant de stupeur et de totale incompréhension et avant que la douleur ne me broie, que j’ai vu ce qui m’avait heurtée. Je repose à présent sur le dos, avec une vue imprenable sur le flanc d’une camionnette de pressing. Elle a tenté de m’éviter et s’est déportée vers la gauche mais trop tard : j’ai pris de plein fouet son aile avant droite. « Pressing Malavoin » indique le logo bleu sur le petit utilitaire blanc. Si je le pouvais, je rirais. Les voies de Dieu sont si explicites pour qui se pique de les déchiffrer... Je pense à Manuela, qui s’en voudra jusqu’à la fin de ses jours de cette mort par le pressing qui ne peut être que le châtiment du double vol dont, par sa très grande faute, je me suis rendue coupable... Et la douleur me submerge ; la douleur du corps, irradiante, déferlante, réussissant le tour de force de n’être nulle part en particulier et de s’infiltrer partout où je peux ressentir quelque chose ; et puis la douleur de l’âme, ensuite, parce que j’ai pensé à Manuela, que je vais laisser seule, que je ne reverrai plus, et parce que cela me fait au cœur une blessure lancinante.

On dit qu’au moment de mourir, on revoit toute sa vie. Mais devant mes yeux grands ouverts qui ne discernent plus ni la camionnette ni sa conductrice, la jeune préposée au pressing qui m’avait tendu la robe en lin prune et à présent pleure et crie au mépris du bon goût, ni les passants qui ont accouru après le choc et me parlent beaucoup sans que cela n’ait de sens — devant mes yeux grands ouverts qui ne voient plus rien de ce monde défilent des visages aimés et, pour chacun d’eux, j’ai une pensée déchirante.

En fait de visage, d’abord, il y a un museau. Oui, ma première pensée va vers mon chat, non d’être le plus important de tous mais parce que, avant les vrais tourments et les vrais adieux, j’ai besoin d’être rassurée sur le sort de mon compagnon à pattes. Je souris en moi-même en pensant à la grosse outre obèse qui m’a servi de partenaire pendant ces dix dernières années de veuvage et de solitude, je souris un peu tristement et avec tendresse parce que, vue de la mort, la proximité avec nos animaux de compagnie ne paraît plus cette évidence mineure que le quotidien rend banale ; dix ans de vie se sont cristallisés en Léon et je mesure combien ces chats ridicules et superfétatoires qui traversent nos existences avec la placidité et l’indifférence des imbéciles sont les dépositaires de leurs bons et joyeux moments et de leur trame heureuse, même sous le dais du malheur. Adieu Léon, me dis-je à moi-même en disant adieu à une vie à laquelle je n’aurais pas cru tenir à ce point.

Puis je remets mentalement le sort de mon chat entre les mains d’Olympe Saint-Nice, avec le profond soulagement né de la certitude qu’elle s’occupera bien de lui.

Désormais, je peux affronter les autres.

Manuela.

Manuela mon amie.

Au seuil de la mort, je te tutoie enfin.

Te souvient-il de ces tasses de thé dans la soie de l’amitié ? Dix ans de thé et de vouvoiement et, au bout du compte, une chaleur dans ma poitrine et cette reconnaissance éperdue envers je ne sais qui ou quoi, la vie, peut-être, d’avoir eu la grâce d’être ton amie. Sais-tu que c’est auprès de toi que j’ai eu mes plus belles pensées ? Faut-il que je meure pour en avoir enfin conscience... Toutes ces heures de thé, ces longues plages de raffinement, cette grande dame nue, sans parures ni palais, sans lesquelles, Manuela, je n’aurais été qu’une concierge, tandis que par contagion, parce que l’aristocratie du cœur est une affection contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié... Aurais-je pu si aisément transformer ma soif d’indigente en plaisir de l’Art et m’éprendre de porcelaine bleue, de frondaisons bruissantes, de camélias alanguis et de tous ces joyaux éternels dans le siècle, de toutes ces perles précieuses dans le mouvement incessant du fleuve, si tu n’avais, semaine après semaine, sacrifié avec moi, en m’offrant ton cœur, au rituel sacré du thé ?

Comme tu me manques déjà... Ce matin, je comprends ce que mourir veut dire : à l’heure de disparaître, ce sont les autres qui meurent pour nous car je suis là, couchée sur le pavé un peu froid et je me moque de trépasser ; cela n’a pas plus de sens ce matin qu’hier. Mais je ne reverrai plus ceux que j’aime et si mourir c’est cela, c’est bien la tragédie que l’on dit.

Manuela, ma sœur, que le destin ne veuille pas que j’aie été pour toi ce que tu fus pour moi : un garde-fou du malheur, un rempart contre la trivialité. Continue et vis, en pensant à moi avec joie.

Mais, en mon cœur, ne plus jamais te revoir est une torture infinie.

Et te voilà, Lucien, sur une photographie jaunie, en médaillon devant les yeux de ma mémoire. Tu souris, tu sifflotes. L’as-tu aussi ressenti ainsi, ma mort et non la tienne, la fin de nos regards bien avant la terreur de t’enfoncer dans le noir ? Que reste-t-il d’une vie, au juste, quand ceux qui l’ont vécue ensemble sont désormais morts depuis si longtemps ? J’éprouve aujourd’hui un curieux sentiment, celui de te trahir ; mourir, c’est comme te tuer vraiment. Il ne suffit donc pas à l’épreuve que nous sentions les autres s’éloigner ; il faut encore mettre à mort ceux qui ne subsistent plus que par nous. Et pourtant, tu souris, tu sifflotes et soudain, moi aussi je souris. Lucien... Je t’ai bien aimé, va, et pour cela, peut-être, je mérite le repos. Nous dormirons en paix dans le petit cimetière de notre pays. Au loin, on entend la rivière. On y pêche l’alose et aussi le goujon. Des enfants viennent jouer là, en criant à tue-tête. Le soir, au soleil couchant, on entend l’angélus.

Et vous, Kakuro, cher Kakuro, qui m’avez fait croire à la possibilité d’un camélia... Ce n’est que fugitivement que je pense à vous aujourd’hui ; quelques semaines ne donnent pas la clef ; je ne vous connais guère au-delà de ce que vous fûtes pour moi : un bienfaiteur céleste, un baume miraculeux contre les certitudes du destin. Pouvait-il en être autrement ? Qui sait... Je ne peux m’empêcher d’avoir le cœur serré de cette incertitude. Et si ? Et si vous m’aviez encore fait rire et parler et pleurer, en lavant toutes ces années de la souillure de la faute et en rendant à Lisette, dans la complicité d’un improbable amour, son honneur perdu ? Quelle pitié... Vous vous perdez à présent dans la nuit et, à l’heure de ne plus jamais vous revoir, il me faut renoncer à connaître jamais la réponse du sort...

Est-ce cela, mourir ? Est-ce si misérable ? Et combien de temps encore ?

Une éternité, si je ne sais toujours pas.

Paloma, ma fille

C’est vers toi que je me tourne. Toi, la dernière.

Paloma, ma fille

Je n’ai pas eu d’enfants, parce que cela ne s’est pas fait. En ai-je souffert ? Non. Mais si j’avais eu une fille, c’aurait été toi. Et, de toutes mes forces, je lance une supplique pour que ta vie soit à la hauteur de ce que tu promets.

Et puis c’est l’illumination.

Une vraie illumination : je vois ton beau visage grave et pur, tes lunettes à montures roses et cette manière que tu as de triturer le bas de ton gilet, de regarder droit dans les yeux et de caresser le chat comme s’il pouvait parler. Et je me mets à pleurer. À pleurer de joie à l’intérieur de moi. Que voient les badauds penchés sur mon corps brisé ? Je ne sais pas.