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Mais au-dedans, un soleil.

Comment décide-t-on de la valeur d’une vie ? Ce qui importe, m’a dit Paloma un jour, ce n’est pas de mourir, c’est ce qu’on fait au moment où on meurt. Que faisais-je au moment de mourir ? je me demande avec une réponse déjà prête dans la chaleur de mon cœur.

Que faisais je ?

J’avais rencontré l’autre et j’étais prête à aimer.

Après cinquante-quatre ans de désert affectif et moral, à peine émaillé de la tendresse d’un Lucien qui n’était guère de moi-même que l’ombre résignée, après cinquante-quatre ans de clandestinité et de triomphes muets dans l’intérieur capitonné d’un esprit esseulé, après cinquante-quatre ans de haine pour un monde et une caste dont j’avais fait les exutoires de mes futiles frustrations, après ces cinquante-quatre années de rien à ne rencontrer personne ni à être jamais avec l’autre :

Manuela, toujours.

Mais aussi Kakuro.

Et Paloma, mon âme sœur.

Mes camélias.

Je prendrais bien avec vous une dernière tasse de thé.

Alors, un cocker jovial, oreilles et langue pendantes, traverse mon champ de vision. C’est idiot... mais cela me donne encore envie de rire. Adieu, Neptune. Tu es un nigaud de chien mais il faut croire que la mort nous fait perdre un peu les pédales ; c’est peut-être à toi que je penserai en dernier. Et si cela a un sens, il m’échappe complètement.

Ah non. Tiens.

Une dernière image

Comme c’est curieux... Je ne vois plus de visages...

C’est bientôt l’été. Il est sept heures. À l’église du village, les cloches sonnent. Je revois mon père le dos courbé, les bras à l’effort, qui retourne la terre de juin. Le soleil décline. Mon père se redresse, essuie son front au revers de sa manche, s’en revient vers le foyer.

Fin du labeur.

Il est bientôt neuf heures.

Dans la paix, je meurs.

Dernière pensée profonde

Que faire

Face à jamais

Sinon chercher

Toujours

Dans quelques notes dérobées ?

Ce matin, Mme Michel est morte. Elle a été renversée par une camionnette de pressing, près de la rue du Bac. Je n’arrive pas à croire que je suis en train d’écrire ces mots.

C’est Kakuro qui m’a appris la nouvelle. Apparemment, Paul, son secrétaire, remontait la rue à ce moment-là. Il a vu l’accident de loin mais quand il est arrivé, c’était trop tard. Elle a voulu porter secours au clochard, Gégène, qui est au coin de la rue du Bac et qui était rond comme une barrique. Elle a couru après lui mais elle n’a pas vu la camionnette. Il paraît qu’il a fallu emmener la conductrice à l’hôpital, elle était en pleine crise de nerfs.

Kakuro est venu sonner chez nous vers onze heures. Il a demandé à me voir et là, il m’a pris la main et il m’a dit : « Il n’y a aucun moyen de t’éviter cette souffrance, Paloma, alors je te le dis comme c’est arrivé : Renée a eu un accident tout à l’heure, vers neuf heures. Un très grave accident. Elle est morte. » Il pleurait. Il m’a serré la main très fort. « Mon Dieu, mais qui est Renée ? » a demandé maman, effrayée.

« Madame Michel », lui a répondu Kakuro. « Oh ! » a fait maman, soulagée. Il s’est détourné d’elle, dégoûté. « Paloma, je dois m’occuper de plein de choses pas rigolotes mais nous nous verrons après, entendu ? » m’a-t-il dit. J’ai hoché la tête, je lui ai serré la main très fort moi aussi. On s’est fait un petit salut à la japonaise, une courbette rapide. On se comprend. On a si mal.

Quand il est parti, la seule chose que je voulais, c’était éviter maman. Elle a ouvert la bouche mais j’ai fait un signe de la main, la paume levée vers elle, pour dire : « N’essaie même pas. » Elle a fait un petit hoquet mais elle ne s’est pas approchée, elle m’a laissée aller dans ma chambre. Là, je me suis roulée en boule sur mon lit. Au bout d’une demi-heure, maman a frappé doucement à la porte. J’ai dit : « Non. » Elle n’a pas insisté.

Depuis, dix heures ont passé. Beaucoup de choses aussi se sont passées dans l’immeuble. Je les résume : Olympe Saint-Nice s’est précipitée dans la loge quand elle a appris la nouvelle (un serrurier était venu l’ouvrir) pour prendre Léon qu’elle a installé chez elle. Je pense que Mme Michel, que Renée... je pense qu’elle aurait voulu ça. Ça m’a soulagée. Mme de Broglie a pris la direction des opérations, sous le commandement suprême de Kakuro. C’est bizarre comme cette vieille bique m’a presque semblé sympathique. Elle a dit à maman, sa nouvelle amie : « Cela faisait vingt-sept ans qu’elle était là. Elle va nous manquer. » Elle a organisé illico une collecte pour les fleurs et s’est chargée de contacter les membres de la famille de Renée. Y en a-t-il ? Je ne sais pas mais Mme de Broglie va chercher.

Le pire, c’est Mme Lopes. C’est encore Mme de Broglie qui lui a dit, quand elle est venue à dix heures pour le ménage. Apparemment, elle est restée là deux secondes sans comprendre, la main sur sa bouche. Et puis elle est tombée. Quand elle est revenue à elle, un quart d’heure plus tard, elle a juste murmuré : « Pardon, oh pardon » et puis elle a remis son foulard et elle est rentrée chez elle.

Un crève-cœur.

Et moi ? Et moi, qu’est-ce que je ressens ? Je bavarde sur les petits événements du 7 rue de Grenelle mais je ne suis pas très courageuse. J’ai peur d’aller en moi-même et de voir ce qui s’y passe. J’ai honte aussi. Je pense que je voulais mourir et faire souffrir Colombe et maman et papa parce que je n’avais pas encore vraiment souffert. Ou plutôt : je souffrais mais sans que ça fasse mal et, du coup, tous mes petits projets, c’était du luxe d’ado sans problèmes. De la rationalisation de petite fille riche qui veut faire son intéressante.

Mais là, et pour la première fois, j’ai eu mal, tellement mal. Un coup de poing dans le ventre, le souffle coupé, le cœur en compote, l’estomac complètement écrabouillé. Une douleur physique insoutenable. Je me suis demandé si je m’en remettrais un jour, de cette douleur-là. J’avais mal à en hurler. Mais je n’ai pas hurlé. Ce que je ressens maintenant que la douleur est toujours là mais qu’elle ne m’empêche plus de marcher ou de parler, c’est une sensation d’impuissance et d’absurdité totales. Alors c’est comme ça ? Tout d’un coup, tous les possibles s’éteignent ? Une vie pleine de projets, de discussions à peine commencées, de désirs même pas accomplis, s’éteint en une seconde et il n’y a plus rien, il n’y a plus rien à faire, on ne peut plus revenir en arrière ?

Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti le sens du mot jamais. Eh bien, c’est terrible. On prononce ce mot cent fois par jour mais on ne sait pas ce qu’on dit avant d’avoir été confronté à un vrai « plus jamais ». Finalement, on a toujours l’illusion qu’on contrôle ce qui arrive ; rien ne nous semble définitif. J’avais beau me dire toutes ces dernières semaines que j’allais bientôt me suicider, est-ce que j’y croyais vraiment ? Est-ce que cette décision me faisait vraiment ressentir le sens du mot « jamais » ? Pas du tout. Elle me faisait ressentir mon pouvoir de décider. Et je pense que, à quelques secondes de me donner la mort, fini à « jamais » resterait encore un mot vide. Mais quand quelqu’un qu’on aime meurt... alors je peux vous dire qu’on ressent ce que ça veut dire et ça fait très très très mal. C’est comme un feu d’artifice qui s’éteint d’un coup et tout devient noir. Je me sens seule, malade, j’ai mal au cœur et chaque mouvement me coûte des efforts colossaux.