Alors, mes mornes yeux rivés aux siens, je m’agrippai à la femme qui venait de me faire naître.
— Renée, reprit la voix, veux-tu enlever ton suroît ?
Et, me tenant fermement pour que je ne tombe pas, elle me dévêtit avec la rapidité des longues expériences.
On croit à tort que l’éveil de la conscience coïncide avec l’heure de notre première naissance, peut-être parce que nous ne savons pas imaginer d’autre état vivant que celui-là. Il nous semble que nous avons toujours vu et senti et, forts de cette croyance, nous identifions dans la venue au monde l’instant décisif où naît la conscience. Que, pendant cinq années, une petite fille prénommée Renée, mécanisme perceptif opérationnel doué de vision, d’audition, d’olfaction, de goût et de tact, ait pu vivre dans la parfaite inconscience d’elle-même et de l’univers, est un démenti à cette théorie hâtive. Car pour que la conscience advienne, il faut un nom.
Or, par un concours de circonstances malheureux, il apparaît que nul n’avait songé à me donner le mien.
— Voilà de bien jolis yeux, me dit encore l’institutrice et j’eus l’intuition qu’elle ne mentait pas, que mes yeux à cet instant brillaient de toute cette beauté et, reflétant le miracle de ma naissance, scintillaient comme mille feux.
Je me mis à trembler et cherchai dans les siens la complicité qu’engendre toute joie partagée.
Dans son regard doux et bienveillant, je ne lus que de la compassion.
À l’heure où je naissais enfin, on me prenait seulement en pitié.
J’étais possédée.
Puisque ma faim ne pouvait être apaisée dans le jeu d’interactions sociales que ma condition rendait inconcevables — et je compris cela plus tard, cette compassion dans les yeux de ma sauveuse, car vit-on jamais une pauvresse percer l’ivresse du langage et s’y exercer avec d’autres ? —, elle le serait dans les livres. Pour la première fois, j’en touchai un. J’avais vu les grands de la classe y regarder d’invisibles traces, comme mus par la même force et, s’enfonçant dans le silence, puiser dans le papier mort quelque chose qui semblait vivant.
J’appris à lire à l’insu de tous. La maîtresse ânonnait encore leurs lettres aux autres enfants que je savais depuis longtemps la solidarité qui tisse les signes écrits, leurs combinaisons infinies et les sons merveilleux qui m’avaient adoubée en ces lieux, le premier jour, lorsqu’elle avait dit mon prénom. Personne ne sut. Je lus comme une forcenée, en cachette d’abord, puis, lorsque le temps normal de l’apprentissage me parut dépassé, au vu et su de tous mais en prenant soin de dissimuler le plaisir et l’intérêt que j’en retirais.
L’enfant débile était devenue une âme affamée.
À douze ans, je quittai l’école et travaillai à la maison et aux champs aux côtés de mes parents et de mes frères et sœurs. À dix-sept, je me mariai.
3
Le caniche comme totem
Dans l’imaginaire collectif, le couple de concierges, duo fusionnel composé d’entités tellement insignifiantes que seule leur union les révèle, possède presque à coup sûr un caniche. Comme chacun sait, les caniches sont des genres de chiens frisés détenus par des retraités poujadistes, des dames très seules qui font un report d’affection ou des concierges d’immeuble tapis dans leurs loges obscures. Ils peuvent être noirs ou abricot. Les abricots sont plus teigneux que les noirs, qui sentent moins bon. Tous les caniches aboient hargneusement à la moindre occasion mais spécialement quand il ne se passe rien. Ils suivent leur maître en trottinant sur quatre pattes figées sans bouger le reste de leur petit tronc de saucisse. Surtout, ils ont des petits yeux noirs et fielleux, enfoncés dans des orbites insignifiantes. Les caniches sont laids et bêtes, soumis et vantards. Ce sont les caniches.
Aussi le couple de concierges, métaphorisé par son chien totémique, semble-t-il privé de ces passions que sont l’amour et le désir et, comme le totem lui-même, voué à demeurer laid, bête, soumis et vantard. Si dans certains romans, des princes s’éprennent d’ouvrières ou des princesses de galériens, il ne se produit jamais, entre un concierge et un autre concierge, même de sexe opposé, de romances comme il en arrive aux autres et qui mériteraient d’être contées quelque part.
Non seulement nous ne possédâmes jamais de caniche mais je crois pouvoir dire que notre mariage fut une réussite. Avec mon mari, je fus moi-même. C’est avec nostalgie que je repense aux petits matins du dimanche, ces matins bénis d’être ceux du repos lorsque, dans la cuisine silencieuse, il buvait son café tandis que je lisais.
Je l’avais épousé à dix-sept ans, après une cour rapide mais correcte. Il travaillait à l’usine comme mes frères aînés et s’en revenait parfois le soir avec eux boire un café et une goutte. Hélas, j’étais laide. Pourtant, cela n’eût point été décisif si j’avais été laide à la manière des autres. Mais ma laideur avait cette cruauté qu’elle n’appartenait qu’à moi et que, me dépouillant de toute fraîcheur alors même que je n’étais pas encore femme, elle me faisait déjà ressembler à quinze ans à celle que je serais à cinquante. Mon dos voûté, ma taille épaisse, mes jambes courtes, mes pieds écartés, ma pilosité abondante, mes traits brouillés, enfin, sans contours ni grâce, auraient pu m’être pardonnes au bénéfice du charme que possède toute jeunesse, même ingrate — mais au lieu de cela, à vingt ans, je sentais déjà la rombière.
Aussi, lorsque les intentions de mon futur mari se précisèrent et qu’il ne me fut plus possible de les ignorer, je m’ouvris à lui, parlant pour la première fois avec franchise à quelqu’un d’autre que moi, et lui avouai mon étonnement à l’idée qu’il pût vouloir m’épouser.
J’étais sincère. Je m’étais depuis longtemps accoutumée à la perspective d’une vie solitaire. Etre pauvre, laide et, de surcroît, intelligente, condamne, dans nos sociétés, à des parcours sombres et désabusés auxquels il vaut mieux s’habituer de bonne heure. À la beauté, on pardonne tout, même la vulgarité. L’intelligence ne paraît plus une juste compensation des choses, comme un rééquilibrage que la nature offre aux moins favorisés de ses enfants, mais un jouet superfétatoire qui rehausse la valeur du joyau. La laideur, elle, est toujours déjà coupable et j’étais vouée à ce destin tragique avec d’autant plus de douleur que je n’étais point bête.
— Renée, me répondit-il avec tout le sérieux dont il était capable et en épuisant au gré de cette longue tirade toute la faconde qu’il ne déploierait plus jamais ensuite, Renée, je ne veux pas pour femme une de ces ingénues qui font de grandes dévergondées et, sous leur joli minois, n’ont pas plus de cervelle qu’un moineau. Je veux une femme fidèle, bonne épouse, bonne mère et bonne ménagère. Je veux une compagne paisible et sûre qui se tiendra à mes côtés et me soutiendra. En retour, tu peux attendre de moi du sérieux dans le travail, du calme au foyer et de la tendresse au bon moment Je ne suis pas un mauvais bougre et je ferai de mon mieux.