Ce matin, justement, je me tiens, perplexe, dans la cuisine, un petit livré posé devant moi. Je suis à un de ces moments où la folie de mon entreprise solitaire me saisit et où, à deux doigts de renoncer, je crains d’avoir enfin trouvé mon maître.
Qui a pour nom Husserl, un nom qu’on ne donne guère aux animaux de compagnie ou aux marques de chocolat, au motif qu’il évoque quelque chose de sérieux, de rébarbatif et de vaguement prussien. Mais cela ne me console pas. Je considère que mon destin m’a appris, mieux qu’à quiconque, à résister aux suggestions négatives de la pensée mondiale. Je vais vous dire : si, jusqu’à présent, vous imaginiez que, de laideur en vieillesse et de veuvage en conciergerie, j’étais devenue une chose miteuse résignée à la bassesse de son sort, c’est que vous manquez d’imagination. J’ai fait repli, certes, refusant le combat. Mais, dans la sécurité de mon esprit, il n’est point de défi que je ne puisse relever. Indigente par le nom, la position et l’aspect, je suis en mon entendement une déesse invaincue.
Aussi Edmund Husserl, dont je décide que c’est un nom pour aspirateurs sans sac, menace-t-il la pérennité de mon Olympe privé.
— Bon, bon, bon, bon, dis-je en inspirant un bon coup, à tout problème il y a une solution, n’est-ce pas ? — et je regarde le chat, guettant l’encouragement.
L’ingrat ne répond pas. Il vient d’engloutir une monstrueuse tranche de rillettes et, désormais animé d’une grande bienveillance, colonise le fauteuil.
— Bon, bon, bon, bon, je répète stupidement et, perplexe, je contemple à nouveau le ridicule petit livre.
Méditations cartésiennes — Introduction à la phénoménologie. On comprend vite, au titre de l’ouvrage et à la lecture des premières pages, qu’il n’est pas possible d’aborder Husserl, philosophe phénoménologue, si on n’a pas déjà lu Descartes et KanL Mais il appert tout aussi vite que dominer son Descartes et son Kant n’ouvre pas pour autant les portes d’accès à la phénoménologie transcendantale.
C’est dommage. Car j’ai pour Kant une ferme admiration, pour les raisons mêlées que sa pensée est un concentré admirable de génie, de rigueur et de folie et que, quelque Spartiate qu’en soit la prose, je n’ai guère eu de difficulté à en percer le sens. Les textes kantiens sont de très grands textes et j’en veux pour preuve leur aptitude à passer victorieusement le test de la mirabelle.
Le test de la mirabelle frappe par sa désarmante évidence. Il tire sa force d’une constatation universelle : mordant dans le fruit, l’homme comprend enfin. Que comprend-il ? Tout. Il comprend la lente maturation d’une espèce humaine vouée à la survie puis advenant un beau soir à l’intuition du plaisir, la vanité de tous les appétits factices qui détournent de l’aspiration première aux vertus des choses simples et sublimes, l’inutilité des discours, la lente et terrible dégradation des mondes à laquelle nul n’échappera et, en dépit de cela, la merveilleuse volupté des sens lorsqu’ils conspirent à apprendre aux hommes le plaisir et la terrifiante beauté de l’Art.
Le test de la mirabelle s’effectue dans ma cuisine. Sur la table en formica, je dépose le fruit et le livre et, entamant le premier, me lance aussi dans l’autre. S’ils résistent mutuellement à leurs assauts puissants, si la mirabelle échoue à me faire douter du texte et si le texte ne sait gâcher le fruit, alors je sais que je suis en présence d’une entreprise d’importance et, disons-le, d’exception tant il est peu d’œuvrés qui ne se voient dissoutes, ridicules et fates, dans l’extraordinaire succulence des petites boules dorées.
— Je suis dans la mouise, dis-je encore à Léon, parce que mes compétences en matière de kantisme sont bien peu de chose en regard de l’abîme de la phénoménologie.
Je n’ai plus guère d’alternative. Il me faut rallier la bibliothèque et tenter de dénicher une introduction à la chose. D’ordinaire, je me méfie de ces gloses ou raccourcis qui placent le lecteur dans les fers d’une pensée scolastique. Mais la situation est trop grave pour que je m’offre le luxe de tergiverser. La phénoménologie m’échappe et cela m’insupporte.
Pensée profonde n°3
Les forts
Chez les humains
Ne font rien
Ils parlent
Parlent encore
C’est une pensée profonde à moi mais elle est née d’une autre pensée profonde. C’est un invité de papa, au dîner d’hier, qui l’a dit : « Ceux qui savent faire font, ceux qui ne savent pas faire enseignent, ceux qui ne savent pas enseigner enseignent aux enseignants et ceux qui ne savent pas enseigner aux enseignants font de la politique. » Tout le monde a eu l’air de trouver ça très inspiré mais pour de mauvaises raisons. « C’est tellement vrai » a dit Colombe qui est une spécialiste de la fausse autocritique. Elle fait partie de ceux qui pensent que savoir vaut pouvoir et pardon. Si je sais que je fais partie d’une élite autosatisfaite qui brade le bien commun par excès d’arrogance, j’échappe à la critique et je récolte deux fois plus de prestige. Papa est également enclin à penser pareil, bien qu’il soit moins crétin que ma sœur. Il croit encore qu’il existe quelque chose qui s’appelle le devoir et, bien que ce soit à mon avis chimérique, ça le protège de la débilité du cynisme. Je m’explique : il n’y a pas plus midinette que le cynique. C’est parce qu’il croit encore à toute force que le monde a un sens et parce qu’il n’arrive pas à renoncer aux fadaises de l’enfance qu’il adopte l’attitude inverse. « La vie est une catin, je ne crois plus en rien et j’en jouirai jusqu’à la nausée » est la parole même du naïf contrarié. C’est tout à fait ma sœur. Elle a beau être normalienne, elle croit encore au Père Noël, pas parce qu’elle a bon cœur mais parce qu’elle est totalement infantile. Elle ricanait bêtement quand le collègue de papa a sorti sa belle phrase, dans le genre je maîtrise la mise en abyme, et ça m’a confirmée dans ce que je pense depuis longtemps : Colombe est un total désastre.
Mais moi, je crois que cette phrase est une vraie pensée profonde, justement parce que ce n’est pas vrai, en tout cas pas entièrement vrai. Ça ne veut pas dire ce qu’on croit au départ. Si on s’élevait dans la hiérarchie sociale en proportion de son incompétence, je vous garantis que le monde ne tournerait pas comme il tourne. Mais le problème n’est pas là. Ce que veut dire cette phrase, ce n’est pas que les incompétents ont une place au soleil, c’est que rien n’est plus dur et injuste que la réalité humaine : les hommes vivent dans un monde où ce sont les mots et non les actes qui ont du pouvoir, où la compétence ultime, c’est la maîtrise du langage. C’est terrible, parce que, au fond, nous sommes des primates programmés pour manger, dormir, nous reproduire, conquérir et sécuriser notre territoire et que les plus doués pour ça, les plus animaux d’entre nous, se font toujours avoir par les autres, ceux qui parlent bien alors qu’ils seraient incapables de défendre leur jardin, de ramener un lapin pour le dîner ou de procréer correctement. Les hommes vivent dans un monde où ce sont les faibles qui dominent. C’est une injure terrible à notre nature animale, un genre de perversion, de contradiction profonde.