– C’est Nicolas qui en a eu l’idée, dit Colin. Il y a une anguille – il y avait, plutôt – qui venait tous les jours dans son lavabo par la conduite d’eau froide.
– C’est curieux, dit Chick. Pourquoi ça ?
– Elle passait la tête et vidait le tube de pâte dentifrice en appuyant dessus avec ses dents. Nicolas ne se sert que de pâte américaine à l’ananas et ça a dû la tenter.
– Comment l’a-t-il prise ? demanda Chick.
– Il a mis un ananas entier à la place du tube. Quand elle avalait la pâte, elle pouvait déglutir et rentrer sa tête ensuite, mais, avec l’ananas, ça n’a pas marché, et plus elle tirait, plus ses dents entraient dans l’ananas. Nicolas… »
Colin s’arrêta.
« Nicolas quoi ? dit Chick.
– J’hésite à te le dire, ça va peut-être te couper l’appétit.
– Va donc, dit Chick, il ne m’en reste presque plus.
– Nicolas est entré à ce moment-là et lui a sectionné la tête avec une lame de rasoir. Ensuite, il a ouvert le robinet et tout le reste est venu.
– C’est tout ? dit Chick. Redonne-moi du pâté. J’espère qu’elle a une nombreuse famille dans le tuyau.
– Nicolas a mis de la pâte à la framboise pour voir… dit Colin. Mais, dis-moi, cette Alise dont tu lui parlais… ?
– Je l’envisage en ce moment, dit Chick. Je l’ai rencontrée à une conférence de Jean-Sol. Nous étions tous les deux à plat ventre sous l’estrade et c’est comme ça que je l’ai connue.
– Comment est-elle ?
– Je ne sais pas décrire, dit Chick. Elle est jolie…
– Ah !… » dit Colin.
Nicolas revenait, il portait la dinde.
« Asseyez-vous donc avec nous, Nicolas, dit Colin. Après tout, comme disait Chick, vous êtes presque de la famille.
– Je vais d’abord m’occuper des souris, si Monsieur n’y voit pas d’inconvénient, dit Nicolas. Je reviens, la dinde est découpée… La sauce est là…
– Tu vas voir, dit Colin. C’est une sauce à la crème de mangue et au genièvre, cousue dans des paupiettes de veau tissé. Tu presses dessus et ça sort en filets.
– Supérieur ! dit Chick.
– Tu ne voudrais pas me donner une idée de la façon dont tu t’y es pris pour entrer en relations avec elle ?… poursuivit Colin.
– Eh bien… dit Chick, je lui ai demandé si elle aimait Jean-Sol Partre, elle m’a dit qu’elle faisait collection de ses œuvres… Alors, je lui ai dit : – « Moi aussi… » – Et, chaque fois que je lui disais quelque chose, elle répondait : – « Moi aussi… » –, et vice-versa… Alors, à la fin, juste pour faire une expérience existentialiste, je lui ai dit : – « Je vous aime beaucoup » – et elle a dit : – « Oh ! »
– L’expérience avait raté, dit Colin.
– Oui, dit Chick. Mais elle n’est pas partie tout de même. Alors, j’ai dit : – « Je vais par là » – et elle a dit : – « Pas moi » – et elle a ajouté : – « Moi, je vais par là. »
– C’est extraordinaire, assura Colin.
– Alors j’ai dit : – « Moi aussi », – dit Chick. Et j’ai été partout où elle a été…
– Comment ça s’est-il terminé ? dit Colin.
– Euh !… dit Chick. C’était l’heure d’aller au lit… »
Colin s’étrangla et but un demi-litre de bourgogne avant de se remettre.
« Je vais à la patinoire avec elle demain, dit Chick. C’est dimanche. Tu viens avec nous ? Nous choisissons le matin pour qu’il n’y ait pas beaucoup de monde. Ça m’ennuie un peu, remarqua-t-il, parce que je patine mal, mais nous pourrons parler de Partre.
– J’irai… promit Colin. J’irai avec Nicolas… Il a peut-être d’autres nièces… »
III
Colin descendit du métro, puis remonta les escaliers. Il émergea dans le mauvais sens, et contourna la station pour s’orienter. Il prit la direction du vent avec un mouchoir de soie jaune et la couleur du mouchoir, emportée par le vent, se déposa sur un grand bâtiment, de forme irrégulière, qui prit ainsi l’allure de la patinoire Molitor.
Vers lui, c’était la piscine d’hiver. Il la dépassa et, par la face latérale, pénétra dans cet organisme pétrifié, en traversant un double jeu battant de portes vitrées à barres de cuivre. Il tendit sa carte d’abonnement, qui fit un clin d’œil au contrôleur à l’aide de deux trous ronds déjà perforés. Le contrôleur répondit par un sourire complice, n’en ouvrit pas moins une troisième brèche dans le bristol orange, et la carte fut aveugle. Colin la remit sans scrupule dans son portecuir en feuilles de Russie et prit, à gauche, le couloir tapis-de-caoutchouté qui desservait les rangées de cabines. Il n’y avait plus de places au rez-de-chaussée. Il monta donc l’escalier de béton, croisant des êtres grands, car montés sur lames métalliques verticales, qui s’efforçaient à des cabrioles d’allure naturelle, malgré l’empêchement évident. Un homme à chandail blanc lui ouvrit une cabine, encaissa le pourboire qui lui servirait pour manger car il avait l’air d’un menteur, et l’abandonna dans cet in-pace après avoir, d’une craie négligente, tracé les initiales du client sur un rectangle noirci disposé, à cet effet, à l’intérieur de la cabine. Colin remarqua que l’homme n’avait pas une tête d’homme, mais de pigeon, et ne comprit pas pourquoi on l’avait affecté au service de la patinoire plutôt qu’à celui de la piscine.
Il montait de la piste une rumeur ovale, que la musique des haut-parleurs, disséminés tout autour, rendait complexe. Le piétinement des patineurs n’atteignait pas encore le niveau sonore des moments d’affluence où il présente une analogie avec le bruit des pas d’un régiment dans la boue giclant sur du pavé. Colin cherchait des yeux Alise et Chick, mais ils ne paraissaient pas sur la glace.
Nicolas devait le rejoindre un peu plus tard ; il avait encore à faire à la cuisine pour préparer le repas de midi.
Colin défit les lacets de ses chaussures et s’aperçut que les semelles étaient parties. Il tira de sa poche un rouleau de taffetas gommé, mais il n’en restait pas assez. Il disposa alors les chaussures dans une petite mare qui s’était formée sous la banquette de ciment et les arrosa d’engrais concentré afin que le cuir repousse. Il enfila une paire de chaussettes de laine à larges bandes jaunes et violettes alternées, et mit ses souliers de patinage. La lame de ses patins se divisait en deux vers l’avant, pour lui permettre des changements de direction plus aisés.
Il sortit, redescendit un étage. Ses pieds se tordaient un peu sur les tapis de caoutchouc perforé qui garnissaient les couloirs bétonnés. Au moment de se hasarder sur la piste, il dut remonter en toute hâte les deux marches de bois pour éviter de choir : une patineuse, à la fin d’un magnifique grand-aigle, venait de laisser tomber un gros œuf qui se brisa contre les pieds de Colin.
Pendant qu’un des varlets-nettoyeurs venait en ramasser les fragments épars, Colin aperçut Chick et Alise qui aboutissaient à la piste de l’autre côté. Il leur fit un signe qu’ils ne virent pas et s’élança à leur rencontre, mais sans tenir compte du mouvement giratoire. Il en résulta la formation rapide d’un considérable amas de protestants, auxquels vinrent s’agglomérer, de seconde en seconde, des humains qui battaient l’air désespérément de leurs bras, de leurs jambes, de leurs épaules et de leurs corps entiers avant de s’effondrer sur les premiers chus. Le soleil ayant fait fondre la surface, ça clapotait en dessous du tas.
En peu de temps, les neuf dixièmes des patineurs étaient rassemblés là et Chick et Alise disposaient de la piste pour eux seuls, ou à peu près. Ils s’approchèrent de la masse grouillante, et Chick, reconnaissant Colin à ses patins bifides, l’extirpa de l’ensemble en le saisissant par les chevilles. Ils se serrèrent la main. Chick présenta Alise et Colin se mit à la gauche de celle-ci dont Chick occupait déjà le flanc dextre.